Mathieu Quet, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde, Zones, 2022
Qu’est-ce que la logistique ? Selon un professeur de marketing cité par Mathieu Quet, ce terme, « dont l’usage est aujourd’hui répandu, trouve son origine dans le domaine militaire et a été plus récemment adopté par le secteur privé de l’économie où il est associé à l’organisation de la distribution physique des biens » (p. 34). Cela se traduit très concrètement par l’usage d’outils qui, s’ils n’ont pas été inventés par les militaires, ont d’abord été massivement utilisés par eux avant de l’être dans le domaine civil : ainsi de la palette et du transpalette (chariot élévateur) durant la Seconde Guerre mondiale – par exemple, avant d’écraser des villes entières sous des tapis de bombes, il fallait bien les acheminer depuis les sites de production jusqu’aux bombardiers – et du container, adopté par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam afin d’amener là-bas des armes, munitions et divers matériels militaires, bien sûr , mais aussi tout ce qui était nécessaire à y recréer des enclaves d’American way of life – de véritables petites villes avec tout le confort « moderne » dédiées au repos, aux soins et à l’entretien du moral des guerriers… Ça en faisait, du volume à trimballer à travers le Pacifique ! Et puisque nous sommes aux States, restons-y, avec un exemple emblématique de ce passage de la logistique du domaine des armées à celui du commerce, tiré d’un excellent livre sur le marketing qui vient tout juste de paraître[1] :
« La logistique reste cependant longtemps confinée à la sphère militaire et ne suscite l’intérêt des théoriciens du marketing que dans les années 1980, à mesure que les clients et les commerçants stockent de moins en moins, que les produits se multiplient et que les transporteurs se professionnalisent. La maîtrise du transport et du stockage est toujours plus stratégique – Wal-Mart en est un bon exemple. La chaîne a construit son empire en misant sur les zones rurales délaissées par les grandes enseignes, mais aussi sur la logistique. “L’efficacité et les économies d’échelle que nous réalisons grâce à notre système de distribution nous donnent l’un de nos plus grands avantages compétitifs”, estime Sam Walton, le fondateur de la chaîne. Wal-Mart possède notamment sa propre flotte de camions et ses logiciels de gestion des stocks et des livraisons, ce qui ne va pas de soi pour une chaîne de supermarchés. Deux successeurs de Walton à la tête de l’entreprise sont issus du département logistique. L’un d’eux, David Glass, automatise un centre de distribution dès 1978 en le liant par ordinateur aux supermarchés qu’il approvisionne et à leurs fournisseurs ; ce dispositif, qui rend le réassort plus rapide et moins cher, est vite étendu à tous les magasins de la chaîne. Les fournisseurs peuvent ainsi suivre en temps réel les ventes de leurs produits et réapprovisionner les supermarchés directement depuis leurs usines, sans qu’un être humain ait à passer une commande. Jack Shewmaker, autre cheville ouvrière de la direction de Wal-Mart, a poussé Walton à investir dans l’automatisation de la gestion des stocks, le traçage des marchandises et des camions, ou encore le suivi des ventes en temps réel, notamment grâce à la généralisation des codes-barres et de codes d’identification des produits selon leur lieu de stockage (stock keeping unit, ou SKU). Au début des années 1980, Wal-Mart oblige ses fournisseurs à utiliser des codes-barres, ce qui contribue à en généraliser l’emploi, à la fois pour la logistique, le stockage, la mise en rayon, le suivi des ventes et les inventaires. À la fin de la décennie, sous l’insistance de Shewmaker, Wal-Mart possède également le plus grand réseau de satellites privés au monde, qui géolocalisent ses camions et rationalisent encore davantage sa logistique. »
Ok, la citation est un peu longue, mais je crois qu’elle montre bien toute l’importance prise par la logistique dans les opérations marchandes, et particulièrement dans ce qu’un livre paru en 2006[2] nommait une « entreprise-monde ». Voici ce que l’on pouvait lire sur la quatrième de couverture de l’édition française (en 2009) de cet ouvrage : « […] Wal-Mart est la plus grande est la plus grande entreprise mondiale, le plus grand employeur privé du monde […] ; son chiffre d’affaire est supérieur au PIB de la Suisse ; son budget informatique supérieur à celui de la NASA […] » Pourtant, il faut aussi prendre en compte les derniers mots du livre : « À la fois “modèle pour le capitalisme du xxie siècle” et manipulatrice expérimentée des principes de marchandisation de masse initiés au xixe siècle, Wal-Mart n’est pas plus éternelle que Sears, celui-là même qui, autrefois, dominait outrageusement la consommation de masse aux États-Unis. Mais elle fait aussi partie d’une tendance de long terme, celle d’un développement d’une culture de la consommation dominée par les entreprises géantes. » Je ne sais pas si le déclin de Wal-mart est déjà amorcé ou non, mais il est certain que depuis 2006, date à laquelle furent publiées ces lignes, d’autres entreprises géantes ont grandi – on ne citera ici que d’Amazon et Alibaba. Ce qui les différencie, je pense, des firmes de naguère, c’est que l’informatisation y a précédé l’infrastructure matérielle. « La chaîne d’approvisionnement, dit un théoricien de la logistique cité dans Flux (p. 45) n’est pas seulement un produit qui se déplace du fabricant au distributeur, puis au détaillant et au consommateur. C’est aussi le flux d’informations de capital et de produits qui circulent dans les deux directions de cette chaîne. » Les modèles de développement de ces nouveaux mastodontes se rapprochent probablement encore plus de ceux des sociétés d’insectes sociaux décrits il y a peu dans un article de Lundi matin[3]. Celui-ci rapportait qu’à partir des observations des déplacements des fourmis, en particulier, des chercheurs avaient mis au point « de nouvelles classes d’algorithmes baptisées Ant Colony Optimization (ACO) ou Ant Colony Routing (ACR) ce qui signifie Optimisation et Routage par Colonie de Fourmis. » En effet, les fourmis se transmettent les informations sur les routes à suivre pour trouver de la nourriture, entre autres, en déposant sur leur passage des phéromones, soit des substances qui renseigneront celles qui arriveront après. « Les algorithmes d’optimisation ont permis d’élever les performances pour déterminer la route la plus courte à emprunter, par exemple pour des paquets de données qui doivent être transmises d’un point à un autre en passant par plusieurs serveurs. Les algorithmes de routage, dont le plus célèbre est AntNet (littéralement Réseau de Fourmis), ont obtenu dès la fin des années 1990 des résultats supérieurs à ceux des méthodes usuelles pour ce qui est de rediriger en temps réel les paquets de données en fonction de l’état du trafic. » Et, poursuit cet article, « imaginez des informations qui, lorsqu’elles parviennent à un serveur, laissent des traces numériques (des métadonnées) qui renseignent ce routeur sur l’état de la route qu’elles viennent de parcourir. Imaginez maintenant des millions de données qui déposent ces métadonnées partout où elles passent et vous avez une image, très approximative, de la fourmilière de données mondiale que constitue, entre autres, le réseau Internet ». Entre autres Gafam, ajouterai-je. Je me risquerai donc à dire que chez ces derniers, le traitement de l’information (big data, data mining) précède, voire même se confond avec la logistique.
Mais revenons à Flux.
Le premier chapitre s’intitule « Un monde de flux ». C’est le moment d’aligner quelques chiffres. « En France, par exemple, un foyer héberge en moyenne une centaine d’appareils électrique dont vingt-quatre dans le salon. » (p. 19) Et ce n’est qu’un exemple des myriades d’objets qui nous entourent, et qui ont souvent parcouru des milliers de kilomètres avant de parvenir dans notre environnement proche – voire des dizaines de milliers si l’on compte les kilomètres parcourus par les matières premières qui les composent, extraites ici, transformées là, puis livrées ailleurs afin d’entrer dans la fabrication des objets, lesquels voyageront encore avant d’être livrés à la consommation. Logistique, donc. On en constate les effets dans le transport maritime : « Entre 1950 et le début des années 2000, la capacité de la flotte mondiale a quintuplé et les échanges par voie maritime se sont multipliés par dix. Le trafic par porte-conteneurs est passé d’une centaine de millions de tonnes en 1980 à presque 2 000 millions en 2017. Au cours des vingt dernières années seulement, le commerce a crû d’environ 50 millions de conteneurs pour atteindre près de 160 millions. » (p. 23) Logistique encore. Toutes ces marchandises, il faut bien les « entreposer, [les] stocker, préparer, recevoir » même si c’est le moins longtemps possible (production à flux tendu, just in time, etc.) : « La surface occupée en France par les entrepôts et plateformes logistiques de plus de 5 000 m2 est aujourd’hui de 80 millions de m2. Un tiers de ces entrepôts sont exploités par des sociétés spécialisées dans le transport et la logistique ; un tiers par la grande distribution ; un tiers par des sociétés industrielles. […] La population ouvrière des entrepôts (distribution, réception) concerne aujourd’hui 13 % de la population ouvrière totale, soit 700 000 emplois. Si l’on ajoute les métiers du transport, ce nombre pourrait même se porter à plus de 1,6 million. » (p. 24-25) Logistique toujours. Ouf, arrêtons-là, ça donne le vertige.
Il y a pire : dans la mesure où la « gestion des flux » est devenue un mode de penser le monde, eh bien, la logistique ne s’arrête pas aux objets. « Tout est logistique » est le titre du deuxième chapitre : « Flux de migrants filtrés aux frontières, flux de patients acheminés dans les institutions de santé, flux de bétail puçé, flux d’étudiants d’un établissement à l’autre, flux de données transmises d’ordinateur en clé USB et de nuage numérique en disque dur externe, flux de travailleurs surveillés par la pointeuse, flux de festivaliers menottés de leur bracelet à puce électronique. » (p. 48). Voilà qui me rappelle le Post-scriptum sur les sociétés de contrôle de notre cher Gilles Deleuze : « Dans les sociétés de discipline, on n’arrêtait pas de recommencer (de l’école à la caserne, de la caserne à l’usine), tandis que dans les sociétés de contrôle on n’en finit jamais avec rien, l’entreprise, la formation, le service étant les états métastables et coexistants d’une même modulation, comme d’un déformateur universel[4]. » Cette pensée des flux explique certains termes trop souvent entendus depuis le début de la pandémie à propos des hôpitaux, qui seraient « encombrés » voire « engorgés » par l’afflux de malades – et ces derniers temps toujours « engorgés » mais, cette fois, de mal en pis, par des « patients non vaccinés ». Mais le contrôle cohabite aussi avec la discipline – c’est le lot des migrant·e·s, « retenus » et détenus d’un camp l’autre. Bien sûr, tout le monde n’a pas à s’en plaindre. Je ne suis pas sûr que ce soit un hasard si le sponsor de monsieur Z., qui fait son fiel de la haine des immigrés et réfugiés, ait précisément fait fortune dans la logistique sur le continent africain (chemins de fer et ports dans plusieurs pays du continent)[5].
Quoi qu’il en soit, « la logistique vise à identifier la manière la plus efficace de gérer des flux. Elle ne prend aucune position, ni sur la nature des flux ni sur celles des opérations qui en organisent la circulation. » C’est donc une pensée « procédurale, ajoute Mathieu Quet, appuyée sur une forme de rationalité marchande singulière car elle n’est pas simplement déterminée par un signal prix. [Pour ses théoriciens], l’économisation de la société ne passe donc pas simplement par sa marchandisation, mais par la rationalisation de ses mécanismes d’allocation et de planification » (p. 45). Ce qui, personnellement, me fait un peu froid dans le dos. Lisez plutôt cet autre texte, qui montre (dénonce) ce type de rationalité à l’œuvre[6] :
« La répartition d’un transport donné faisait l’objet de négociations entre le RSHA [Reichssicherheitshauptamt[7]] et la Reichsbahn plusieurs semaines avant le départ. De plus, il fallait prendre des dispositions sur place pour les wagons et le chargement. C’est ainsi que le Da 512, Nuremberg-Theresienstadt, 10 septembre 194, figure sur la liste d’assemblage (Zusammenstellung) de trains spéciaux pour les personnes réinstallées, les ouvriers agricoles travaillant aux moissons et les Juifs, établie lors d’une conférence à Francfort du Generalbetriebsteilung Ost du 8 août 1942. Des détails sur la composition et le départ du Da 512 étaient spécifiés dans une directive de la Reichsbahndirektion Nuremberg/33 (Oberreichsbahnrat Schrenk). On prendrait des wagons sur un train vide portant la désignation Lp 1511. Plusieurs wagons du Lp 1511 seraient envoyés à Bamberg et à Wurtzbourg, où 400 Juifs devaient être acheminés jusqu’à la gare de triage (Rangierbahnof) de Nuremberg. Les wagons restants seraient mis en attente sur les voies de chargement de fumier de Nuremberg (Nürnberg-Viehof Fäkalienverladungstelle) à 5 heures du soir le 9 septembre, prêts à recevoir les déportés et leurs bagages. Le lendemain, à 15 heures, les wagons ainsi chargés rejoindraient la gare de triage pour être rattachés aux wagons qui les y attendraient avec les Juifs de Bamberg et de Wurtzbourg, et le départ du Da 512, complètement formé, était fixé à 18h14. […] Comme les instructions du RSHA ne manquaient jamais de le préciser, les trains disponibles devaient être utilisés à leur entière capacité, et leurs horaires étaient définitifs et impératifs[8]. »
Il me semble qu’il y a quelque chose de la « banalité du mal » dans cette indifférence de la logistique à ce dont elle organise la circulation – ou un mal en puissance, si l’on préfère. Une de mes références en la matière est Modernité et holocauste, de Zygmunt Bauman[9], qui montre bien comment l’usage de la raison instrumentale et une certaine distance par rapport à son objet de raisonnement mène à la pure barbarie. Et malgré les critiques dont elle a pu faire l’objet, je crois qu’Hannah Arendt avait justement souligné cette espèce de « neutralité », ce qu’elle nommait la « bêtise révoltante » d’Eichmann[10].
J’aimerais en finir avec ce musée des horreurs, mais cette affaire de logistique me renvoie aussi à l’une des plus monstrueuses performances en la matière : le commerce dit « triangulaire »[11]. Opération logistique quasi parfaite : on envoie des marchandises en Afrique, on en repart avec du « bois d ébène » – l’un des noms donnés aux esclaves par les négriers, euphémisme destiné aux salons des armateurs, peut-être ? – vers les îles à sucre d’où l’on revient chargé de sucre et autres douceurs exotiques…
Bon, il y a encore pas mal d’autres choses dans Flux, mais je crains d’avoir déjà assommé qui me lira avec mes sombres considérations. Terminons donc sur une note plus joyeuse en signalant que, dans les deux derniers chapitres de son ouvrage : « Faire barrage » et « Dérouter l’adversaire », Mathieu Quet ouvre quelques perspectives plus réjouissantes, ne manquant pas de s’appuyer, entre autres, sur le Comité invisible[12] ainsi que sur un certain nombre de penseurs et d’activistes parmi lesquels je suis très content de retrouver Tim Ingold et James C. Scott[13]. Au total, donc, un livre qui donne à penser et dont je recommande la lecture, même si, on l’aura compris, il j’aurais aimé qu’il creuse un peu plus les usages de la logistique d’avant l’invention du mot dans son acception actuelle.
franz himmelbauer
[1] Thibaut Le Texier, La Main visible des marchés. Une histoire critique du marketing, La Découverte, 2022, p. 301-302. Attention, cette citation ne doit pas induire l’idée d’une équivalence entre logistique et marketing. Pour s’en rendre compte, on peut juste préciser qu’elle est extraite du deuxième chapitre, « Stocker »de la partie 3, « Canaux » de ce livre de près de 650 pages. Selon Le Texier, la logistique serait plutôt un « département » du marketing, même si c’est un département envahissant.
[2] Nelson Lichtenstein & Susan Strasser, Wal-Mart. L‘entreprise-monde, Les prairies ordinaires, 2009 [éd. originale en 2006].
[3] https://lundi.am/Des-fourmis-et-des-hommes
[4] Gilles Deleuze, « Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers 1972-1990, Les Éditions de Minuit, 1990/2003, p. 243.
[5] Voir https://afriquexxi.info/article4915.html
[6] C’est bien moi qui ramène ce texte ici, hein, et pas Mathieu Quet.
[7] Office de sécurité du Reich, dirigé par Heydrich, le supérieur direct d’Eichmann (lui-même responsable de la… logistique de la Solution finale).
[8] Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, chap. 8 : « Les déportations », Folio/Histoire vol. II, p. 842-843.
[9] Trad. française à La Fabrique, 2002.
[10] Hannah Arendt et Joachim Fest, « Eichmann était d’une bêtise révoltante ». Entretiens et lettres, Fayard, 2013.
[11] Ici aussi, c’est moi qui amène ce sujet (hors-sujet ?) dans cette note. Il n’en est pas question dans Flux.
[12] Comité invisible, « Le Pouvoir est logistique, bloquons tout ! »
[13] Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Zones sensibles, 2011 ; James C. Scott, Zomia ou L’Art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013.