Florian Vörös, Désirer comme un homme. Enquête sur les fantasmes et les masculinités, éd. La Découverte, novembre 2020
In memoriam Romain
À mon avis, cette grande fabrique, cette puissante machine capitalistique produit y compris ce qui nous arrive quand nous rêvons, quand nous rêvassons, quand nous imaginons, quand nous tombons amoureux et ainsi de suite. En tout cas, elle prétend garantir une fonction hégémonique dans tous ces champs. Félix Guattari
« Tu es seul dans ta chambre et souvent tu t’ennuies / Tu fais des mauvais rêves, tu remues dans ton lit / La nuit, tu es trop seul, tu cherches une photo / Tu fermes un peu les yeux, tu caresses ta peau /
[Refrain] Faut pas pleurer / T’es pas l’premier / On t’attendait / Assied-toi là / Écoute-moi / Tout l’monde l’a fait / Tout l’monde se tait / Tout l’monde l’a fait / Personne le dit »
Évidemment, cette chanson de Gilbert Lafaille, qui m’est revenue alors que je me demandais comment attaquer cette note de lecture sur l’essai de Florian Vörös, si elle sonne toujours aussi juste à mes oreilles, n’en est pas moins datée : en 1977, date de sa parution sur le premier album de son auteur, il arrivait que l’on se branlât en matant une photo. Hé oui, on n’avait pas les ordis, Internet, les smartphones et tout le tintouin. Par contre, je suppose qu’aujourd’hui tout le monde continue à le faire mais plus souvent en visitant des sites pornos qu’en se contentant d’une image fixe sur papier glacé… Moi aussi ça m’arrive de temps à autre, ouf, voilà, c’est dit. Pas évident à assumer. La plupart des mecs qui se masturbent devant des vidéos pornos le font en cachette de leurs proches, en premier lieu de leur conjointe s’ils en ont une. Et ceux la plupart de ceux qu’a rencontrés Florian Vörös pour les besoins de son enquête en parlent comme si 1. c’était une activité honteuse, 2. à laquelle ils ne voudraient pas devenir « addicts » parce qu’ils « valent mieux que ça », 3. qui évidemment n’a pas d’influence sur leur sexualité « normale » (ou « légitime » : avec leur conjoint·e), 4. mais qui, par contre pourrait bien avoir une influence dévastatrice sur les plus jeunes… Un peu comme si eux, adultes et prévenus, sortaient indemnes de leur consommation de porno, tandis que cette même consommation exercerait des ravages sur les imaginaires impubères.
Florian Vörös a voulu enquêter plus loin : « La démarche de cet ouvrage, écrit-il dans son introduction (p. 7) est d’hybrider deux registres a priori peu compatibles : des conversations entre hommes sur le plaisir sexuel et une réflexion d’inspiration féministe sur la domination masculine. Il vise à la fois à explorer les fantasmes masculins à l’ère de la vidéo porno en ligne et à réfléchir à la dimension érotique de rapports sociaux de sexe, de classe et de race dans lesquels nous sommes tous et toutes pris. » Pour ce faire, il s’est entretenu (entre 2008 et 2012) avec « quatorze hommes gays, treize hommes hétérosexuels et trois hommes bisexuels » plus, note-t-il en bas de page, « avec trois femmes et un homme trans’. Ces quatre derniers entretiens », poursuit-il, « servent de contrepoint aux trente autres, qui se sont déroulés entre hommes cis. » La plupart vivaient en région parisienne, étaient « socialement perçus comme blancs », étaient d’âge adulte et fortement diplômés, cadres d’entreprise ou de la fonction publique, professions intellectuelles et artistiques, employés de commerce et techniciens. « Ce biais de recrutement m’a amené a préciser l’objet de mon enquête : la fabrique sexuelle de la masculinité blanche de classe moyenne et supérieure. » (p. 12) Au passage, je note que ce n’est pas tout à fait ce que promettait le sous-titre du livre (les masculinités). Il est vrai que la formulation précédente aurait été un peu longue pour la couverture. Bref. L’idée était donc, en gros, de comprendre ce qui fait bander tout ce petit monde, quels en sont les fantasmes et quel rapport réflexif on y entretient aux pratiques solitaires (la plupart du temps, même s’il arrive aussi que des hommes se branlent de concert, mais sans se toucher entre eux).
Le premier chapitre du livre décrit en quelque sorte les conditions matérielles et idéologiques de la masturbation – ou du visionnage de vidéos pornos, ce qui semble revenir presque à la même chose. Ce que montre ici l’approche des sciences sociales revendiquée par l’auteur, c’est qu’il n’y a pas un « effet » de la pornographie sur le regardeur au sens médical du terme, mais que les corps et les esprits sont bel et bien affectés par ce qu’ils regardent, qu’ils l’investissent d’une certaine façon, sélectionnant certains éléments des vidéos, rajoutant des couches de signification venues d’autres moments de leur vie quotidienne, faisant preuve, donc, d’une intense « activité fantasmatique », toujours « en quête d’intensité sensorielle ». Le visionnage se pratique quasiment toujours « à la maison », la nuit dans un coin à part ou alors de jour si la conjointe travaille à l’extérieur. On efface l’historique de navigation et ceux qui ont des vidéos sur supports DVD ou autres les planquent soigneusement de manière à ce que la famille ne tombe pas dessus par mégarde. Mais la pratique se fait aussi mobile avec les smartphones… Après, il faut bien produire un discours, sinon une justification de ces pratiques. D’abord, comme on vient de le voir à travers les précautions prises pour les garder secrètes, il y a un certain sentiment de honte. Alors émerge la figure repoussoir de l’addict, du « monsieur-tout-le-monde » qui, de « “sain et normal”, deviendrait monstrueux, machiste et pervers” à cause d’une consommation excessive et incontrôlée de pornographie » (p. 41) En fait on « peut » se masturber, mais pas trop. La « vraie » sexualité, la virilité, c’est celle qui résulte du « contrôle de son propre corps et de celui des femmes ». « Les discours hégémoniques sur la sexualité masculine reposent ainsi sur un équilibre fragile : d’un côté, la virilité serait une force naturelle devant faire l’objet d’une extériorisation sexuelle régulière ; de l’autre, réduire l’activité masturbatoire permettrait de se reconnecter avec cette énergie vitale. » (p. 42-43) La masturbation, dans ce cadre, devrait n’être qu’un passe-temps, un délassement, et l’on ne devrait pas y consacrer trop de temps… et d’énergie, cette fameuse « énergie sexuelle » dont déborderaient les hommes et qu’il leur faudrait dépenser – avant tout par la pénétration. Réduction du plaisir sexuel à la génitalité, cette conception réduit la présence corporelle à celle du pénis. De ce point de vue, il vaudrait peut-être mieux se payer de bons sex-toys que de s’embarquer dans des rapports avec pareils bourrins (mais bon, c’est une remarque perso, après tout, les bourrins semblent aussi exciter un certain nombre des hommes gays interviewés par Vörös).
Le deuxième chapitre du livre est intitulé « Se rassembler entre hommes autour de la pornographie ». « Au cours de cette enquête », dit l’auteur, j’ai rencontré trois manières de (ne pas) partager ses fantasmes. Un premier type de spectateur ne parle quasiment jamais de son rapport à la pornographie. Il s’agit d’hommes hétérosexuels en couple qui dissimulent leurs pratiques pornographiques, en particulier à leur compagne, car ils les associent à une sexualité adolescente et immature1. Un deuxième groupe ne parle de pornographie qu’avec ses partenaires sexuels. Il s’agit souvent d’hommes gays dont la sociabilité homosexuelle passe avant tout par la fréquentation d’application de drague, de saunas et de sex-clubs. Un troisième type de spectateurs parle beaucoup de pornographie, mais dans des cercles d’amitié restreints. Il peut s’agir d’hommes hétérosexuels qui se rassemblent en ligne pour partager une passion pour le porno que leur entourage a du mal à comprendre, mais également d’homme homos et bisexuels pour qui le porno est un produit parmi d’autres de la culture gay […] » (p. 55-56) En somme, la plupart du temps « le plaisir de partager ses fantasmes pornographiques est […] un plaisir de se rassembler entre hommes. » (p. 56) Je ne m’attarde pas sur ce chapitre qui examine les différentes situations évoquées ci-dessus.
Dans le suivant Florian Vörös « décrit les usages que les hommes font de l’identité sexuelle pour orienter leur rapport aux images et définir leur rapport aux femmes et aux hommes. » Il dit s’intéresser plus spécifiquement « aux usages normatifs de l’identité sexuelle : quand la définition de sa sexualité par rapport à celle des autres prend la forme d’une prétention à la normalité et donc à la supériorité. » (p. 89) Il explique qu’au début de son enquête, à un moment où lui-même commençait à se « définir comme pédé et bisexuel et à développer une apparence, un style gay », il était « assez enthousiaste vis-à-vis du potentiel subversif des masculinités et des sexualités gays » (p. 90). Mais il a surtout été confronté à des « discours conservateurs sur la masculinité » de la part des hommes hétéros comme de celle des gays et bisexuels qu’il a interviewés. Et tous ces discours tournaient autour d’une masculinité normée, les mecs « bien montés » et « actifs » (entendre : pénétrants) excitant aussi bien les pédés que les beaufs qui ne les supportent pas… C’est encore plus évidents dans le quatrième chapitre du livre : « Rendre compte de fantasmes genrés et racialisés ». Florian Vörös y réfléchit à la question de savoir « pourquoi les hommes blancs de classe moyenne et supérieure sont […] si peu enclins à la réflexion critique sur les rapports de domination en jeu dans leurs fantasmes », et cela « à travers deux études de cas : le désir hétéro masculin de disponibilité féminine et la fascination gay pour la virilité arabe ». (p. 115) Voici la conclusion de ce chapitre, que je cite un peu plus longuement car elle a selon moi le mérite de la clarté :
« Le genre et la race sont des systèmes de signification et de domination qui valorisent la masculinité et la blanchité. L’attrait des hommes blancs pour les fantasmes de disponibilité féminine et de virilité arabe s’explique en partie par le fait que ces manières stéréotypées de désirer les placent dans une position gratifiante. Leur déficit de réflexion personnelle sur leur rapport à la domination masculine et à l’hégémonie blanche revêt une dimension volontaire. Si les hommes blancs tendent à ignorer les positions féministes et antiracistes, c’est, entre autres, parce que cette ignorance les maintient dans une position de confort. Comprendre comment le genre et la race travaillent nos fantasmes implique de sortir du confort de la présentation de soi comme “adulte, responsable et au-dessus de tout soupçon”. Se défaire de cette cuirasse de vertu républicaine est la condition sine qua non au développement d’une réflexion critique et incarnée sur les stéréotypes et les rapports de domination. C’est ce pas de côté par rapport à la construction dominante de la masculinité blanche française qui permet de relier des fantasmes personnels à une histoire coloniale des imaginaires, à un marché genré de la pornographie ou encore à une organisation raciale des espaces de rencontre. Entrer dans cette démarche réflexive implique de quitter la posture confortable du “bon” spectateur qui condamne publiquement les “mauvaises” images “sexistes et racistes”, tout en profitant, en privé, de leur pouvoir érotique genré et racialisé. » (p. 143-144)
Pour terminer cette recension qui ne rend pas vraiment justice à ce très bon livre, en particulier parce que je ne me suis guère attardé sur les entretiens qui en sont le matériau de base, je me contenterai de citer de brefs extraits de sa conclusion : « Dans les débats sur les effets des images, la responsabilité est trop souvent définie comme un statut social figé, acquis une fois pour toutes : “La pornographie n’a pas d’effet sur moi car je suis un homme adulte et responsable”, m’a-t-on souvent opposé lors des entretiens. Il me semble plus intéressant d’envisager la responsabilité comme un processus d’apprentissage fondé sur l’écoute des voix féministes, queers et antiracistes, à commencer par celles des travailleurs et travailleuses du sexe, afin de mieux comprendre les implications sociales et politiques de son activité fantasmatique. » (p. 148) Il ne s’agit pas pour autant d’appeler à une « moralisation » quelconque de la libido, hein. On le comprendra mieux à la lecture de qui suit, et qui me servira de conclusion : « Le fantasme est un jeu dont l’issue n’est jamais entièrement connue à l’avance. Même là où tout semble figé et bloqué, on peut trouver de la respiration et des marges de manœuvre. Reconnaître les déterminations sociales qui nous constituent n’empêche pas de rester ouvert à la contingence, c’est-à-dire aux possibilités de transformations inattendues, liées à la polysémie des images et au caractère imprévisible des sensations. Aussi fort notre investissement libidinal dans des normes et des hiérarchies sociales soit-il, le plaisir n’est jamais définitivement bloqué, jamais entièrement réductible à cette fonction de réassurance des identités dominantes. »
1Je dirais que c’est mon cas, sauf que je ne suis pas sûr « d’associer [mes pratiques pornographiques] à une sexualité adolescente et immature ». Je me demande plutôt si ce n’est pas mon éducation puis mon conditionnement à une sexualité « normale » qui me font éprouver de la honte par rapport à ces pratiques. Sans parler du fait que j’évolue plutôt dans un milieu féministe, et que les images pornos me semblent peu compatibles avec le combat féministe. Même si paraît-il, il existe du porno féministe… Ça demanderait à être creusé. Mais dans quel cadre ? J’ai participé naguère à un groupe de paroles d’hommes au sein duquel nous avions abordé une fois ou deux ces questions de la pornographie et des fantasmes masculins. Malheureusement le groupe s’est dissous et depuis, je n’ai pas (osé ?) trouvé d’occasion pour reparler de ça avec d’autres personnes.