Soit trois numéros de La Provence, datés des 8 décembre 2017, 9 et 13 janvier 2018. Point commun : on y crie Au loup ! La une du premier présente un étrange montage photographique : on y voit une tête d’animal en gros plan, avec un œil vert-jaune, et l’autre aigue-marine. Le titre sous l’image explique : « Chiens, loups… ou hybrides ? » En page 5, le « Dossier du jour » réitère l’interrogation : « Loup, hybride : comment reconnaître le prédateur ? » Quel est l’enjeu de la question ? On le comprend en lisant l’article, illustré, entre autres, de cette infographie :
Comme on le sait peut-être, le loup est un animal protégé par des accords internationaux sur la biodiversité. En France, l’État autorise cependant le « prélèvement », c’est-à-dire l’abattage d’un certain nombre de canis lupus chaque année, au nom de la protection des éleveurs, en particulier des éleveurs ovins, dont les troupeaux servent de garde-manger aux loups, ce qu’ils ont du mal à supporter – en gros, ça leur pourrit la vie et leur détruit le moral. Or, si un certain nombre de ces loups n’en sont plus, mais sont des hybrides chiens et loups, « on protège aujourd’hui un animal qui n’est pas un loup », dixit un éleveur bas-alpin. « Ces animaux, poursuit-il, ont un comportement différent, ils représentent un danger pour le pastoralisme en général et pour l’Homme en particulier (sic). » Une autre éleveuse renchérit : « […] mon mari guettait près du troupeau et il s’est fait surprendre par le loup, qui est arrivé dans son dos, à contrevent. Ce sont les gémissements de notre chien qui l’ont alerté, et lorsqu’il s’est retourné, le loup était là. […] Le comportement de l’animal est vraiment anormal. » C’est moi qui souligne. La conclusion de l’éleveuse et de certains spécialistes est que ce loup était probablement un hybride, ce qui expliquerait son « comportement anormal ». Ce qui me semble, sinon anormal, du moins curieux, c’est que l’on s’étonne de l’excellence d’un loup à la chasse. Certes, le Roman de Renard le présentait en son temps comme un gros ballot toujours berné par Ysengrin le renard. Il n’empêche qu’on avait peur du loup – et la mise en scène des ruses d’Ysengrin était peut-être une façon de conjurer cette peur. Bref, pour revenir à nos moutons, pardon à leurs prédateurs, il faut tout de même se rendre compte que les loups sont revenus par chez nous (j’entends le sud-est de la France, d’où j’écris), depuis l’Italie et via le massif montagneux du Mercantour, depuis environ un quart de siècle maintenant. Et il apparaît qu’ils se sont adaptés à la situation qu’ils ont trouvée, soit des troupeaux de moutons de plus en plus nombreux gardés par de moins en moins de bergers ou bergères, lesquel·le·s ont de plus en plus de mal à faire leur métier tranquillement.
Ce qui est frappant, dans ce premier papier de La Provence, c’est cette notion d’hybride et le halo d’anormalité, de dangerosité qui l’accompagne. Un peu comme si ces créatures mi-chien, mi-loup venaient transgresser une limite infranchissable entre ce qui relèverait de la « nature » et du « sauvage » et ce qui appartient à la sphère domestique – et dont le chien est le représentant par excellence. Un peu comme s’il s’agissait de deux mondes séparés, sans aucune relation entre eux.
Mais poursuivons. Le 9 janvier, en page 5 de notre quotidien régional, à côté des faits divers, on trouve cette image :
suivie d’une interpellation : « Plan loup : donnez votre avis ». L’article ainsi titré nous informe que « la consultation publique relative au Plan national d’action sur le loup et les activités d’élevage pour les années 2018-2023 a débuté ». Vous et moi pouvons donc donner notre avis via un site internet (http://www.consultations-publiques.developpement-durable.gouv.fr/projet-de-plan-d-action-national-sur-le-loup-et-a1775.html) sur les « différents axes du projet » dont je vous donne seulement le dernier item : « comprendre les mécanismes de prédation et expérimenter des dispositifs innovants favorables à la cohabitation [éleveurs et loups] et instaurer une gouvernance au plus près du terrain ». C’est encore moi qui souligne : je me demande ce que vient faire là ce terme de « gouvernance ». Alors comme ça, non content de nous gouverner, nous autres pékins moyens, on prétend gouverner brebis, chiens, loups, hybrides, etc. ? C’est l’extension du champ de la biopolitique chère à Foucault : lui décrivait la mise en place d’une gouvernementalité se donnant pour objet de gérer des « populations » humaines. Aujourd’hui, alors que l’économie politique intègre désormais l’écologie politique, la biopolitique s’applique à l’ensemble du vivant et non plus seulement à l’Homme majuscule (dont parlait notre premier article de La Provence en tant que mis en danger par le loup, pardon, par l’hybride chien-loup). Si je comprends bien, il s’agirait donc de policer convenablement tout ce petit monde – comme dit l’adage, « chacun chez soi et les vaches [les moutons] seront bien gardées ».
C’est ce que confirme le troisième numéro du quotidien méridional. Le loup fait de nouveau la une et les pages 2 et 3 lui sont entièrement consacrées. Il y bien sûr plusieurs illustrations, mais celle qui a retenu mon attention est la reproduction du logo adopté par les deux ministres de tutelle du plan loup, celui de l’Agriculture et celui de l’Écologie :
La Provence commente : « Deux cercles, l’un entourant un loup, l’autre un berger et ses moutons. Entre les deux, une petite zone commune. Le point d’équilibre, le consensus, recherchés par le gouvernement, entre la défense du prédateur et les éleveurs. » Une vision sociologique – ou policière, au sens de Foucault et Rancière – des relations entre formes de vie. « Une chimère ? » interroge encore le journal. Je dirais que ça y ressemble. D’autant que les premières mesures annoncées démentent, par leur caractère sécuritaire, les bonnes intentions consensuelles dont est pavée la voie jupitérienne du gouvernement Macron – dont l’ex-porte-parole Castaner, en tant qu’élu des Alpes de Haute-Provence, a été à la tête du « groupe national loup » chargé de mettre au point le plan loup 2013-2017. Voici les « principales nouveautés » relevées par La Provence dans le plan loup 2018-2023 (c’est moi qui souligne) :
« 1. La campagne de tirs sera calée sur l’année civile. » Je ne vois pas très bien ce que cela change, mais bon. « 2. Le plafond initial de prélèvements est maintenu à quarante loups pour 2018 […] 3. Des expérimentations en matière de protection vont être testées : l’électrification de clôtures grillagées, la création de parcs en durs avec des clôtures de trois mètres de haut, marquer les alpages par des crottes de loup. » On dirait le programme de Trump pour la frontière avec le Mexique, ou encore le mode de gestion des populations palestiniennes par Israël et plus près de chez nous, les barrières antimigrants érigées un peu partout aux frontières extérieures de l’Union européenne. Bonjour les paysages ruraux ! D’autant que : « 4. La mise en place de mesures de protection sera désormais obligatoire pour que les éleveurs touchés par la prédation du loup soient indemnisés. » Je vous passe les « nouveautés » 5 et 6 qui concernent des réseaux d’experts à mettre en place et la mise en œuvre d’une gestion adaptée, bref de la langue du plus beau bois.
Voilà. Je trouve que la manière d’aborder cette question des rapports entre loups et « activités d’élevage » (La Fontaine était plus direct en parlant du loup et de l’agneau) en dit assez long sur l’absurdité du monde que l’on prétend nous imposer. Des clôtures de trois mètres de haut, des clôtures électrifiées… Et puis quoi encore ?