Lundi matin, enfin lundi le premier de l’an, je veux dire, à moitié réveillé, j’ai constaté en ouvrant mon ordinateur (je sais, j’aurais pas dû…) que les camarades qui rédigent mon hebdo préféré ne devaient pas l’être plus que moi. Un peu plus tard dans la journée, j’ai reçu le message automatique de Lundi matin annonçant la sortie du numéro de la semaine : las, il m’informait pour la troisième fois de la parution du numéro 127 daté du 18 décembre ; si je comprends bien, non seulement les camarades en question ont fêté le Nouvel An, mais illes ont, semble-t-il, également sacrifié au culte de cette obscure « bonne nouvelle » tombée d’on ne sait où voici deux millénaires et des poussières. M’enfin, où sont donc passés les révolutionnaires ? Et toi, t’as fait quoi ? a susurré une petite voix dans ma tête embrumée. Ah oui, c’est vrai, moi aussi… Alors je me suis dit bon, laissons tomber cette noiseuse querelle qui autrement nous empoisonnerait le début d’an – et pensons à la suite. 2018, donc. Mmmmh. 2018. Ça sent les anniversaires en forme d’enterrements : la fin de la Grande Guerre, et 68, hein, Mai 68 – comme disait un chanteur qui n’avait pas encore embrassé son premier flic, dans sa chanson J’ai cent ans : « J’souhaite pas aux p’tits jeunes une bonne guerre / Vu qu’moi j’en ai pas eu, à part Mai 68 / Mais j’me rappelle même plus en quelle année c’était / Ni qui c’est qu’avait gagné. » Tu parles, Charles ! On le sait c’est qui qu’avait gagné ! Même que Deleuze et Guattari ont pu écrire quelques années plus tard : « Mai 68 n’a pas eu lieui ». Attention : ils ne disaient pas, comme un certain nombre (hélas assez conséquent) de commentateurs intéressés (à la contre-révolution) qu’il ne s’était « rien passé en France en 68 », ainsi que l’asséna Wolf Lepenies, sociologue allemand, lors d’un colloque tenu dans le très chic Institut for Advanced Study à Princeton, USA (New Jersey) en octobre 1999. C’est Kristin Ross qui rapporte ces paroles dans Mai 68 et ses vies ultérieures, dont la traduction française a paru en 2005ii. Deleuze et Guattari disaient en gros dans l’article sus cité que l’événement 68 s’était réellement produit – « Mai 68 est […] de l’ordre d’un événement pur, libre de toute causalité normale ou normative » – mais qu’il n’avait pas eu lieu au sens où « la société française a montré une radicale impuissance à opérer une reconversion subjective au niveau collectif, telle que l’exigeait 68 ». Kristin Ross partage cet avis. Elle a écrit, à mon sens, le meilleur bouquin que l’on puisse lire aujourd’hui sur les tentatives d’assassinat successives du Mai français au fil des commémorations décennales. Paru en 2002, son livre ne pouvait évidemment pas traiter du quarantième anniversaire – souvenez-vous, c’était sous Sarko ! – et encore moins de celui qui s’annonce. Sait-on jamais, il se pourrait cependant que ce dernier soit un peu plus festif que les précédents. C’est tout le mal que je nous souhaite pour l’an qué ven, comme on disait par ici (dans les collines du sud-est de la France).
En attendant, commençons l’année, sinon sur de bonnes résolutions (à défaut de bonne révolution, mais ne serait-ce pas un pléonasme ?), au moins par de bonnes lectures. De Kristin Ross, nous avions déjà complimenté ici-même L’Imaginaire de la Commune, paru à La fabrique en janvier 2015. J’avais lu son ouvrage sur Mai 68 et ses vies ultérieures en 2008, alors qu’avec quelques comparses, nous préparions de modestes cérémonies commémoratives dans notre petite bourgade bas-alpine. Étais-je alors plus flemmard qu’aujourd’hui ? Cette lecture m’avait énormément plu, mais je n’y avais pas consacré les lignes qu’elle méritait – et mérite toujours. Il faut pourtant savoir mettre un terme, non pas à une grève, comme disait Thorez, mais à une excessive procrastination. Voilà qui est (presque) fait… Que dire donc de ce livre, à part qu’il est bon et qu’il faut le lire absolument car il « démonte tous les clichés que nous avons à propos des soulèvements à Paris », dixit Alice Kaplan, historienne américaine auteure de plusieurs essais sur la France et citée en quatrième de couverture. Elle précise : « […] plus profondément, il concerne ce qui a été fait de Mai 68. » Et ce que l’on a fait à Mai 68 s’apparente, sauf le respect que je leur dois, à ce que font les Indiens Shuars aux têtes de leurs ennemis : une réduction en bonne et due forme. Sauf que, si je ne me trompe pas (là, je m’aventure un peu car je ne saurais prétendre connaître les Shuars), les réducteurs de tête s’arrangent pour conserver une certaine ressemblance du modèle réduit avec l’original. Par contre, l’événement Mai 68 est sorti méconnaissable des transformations que lui ont fait subir ses porte-parole autoproclamés durant trois décennies (c’est la période étudiée par Kristin Ross). Il y a peut-être tout de même un point commun entre les Shuars et la clique des July, Cohn-Bendit et autres Nouveaux Philosophes : en effet, réduire la tête de celui qu’on a tué au combat a pour but d’enfermer son esprit vengeur à l’intérieur de cette tête, faute de quoi, il risquerait de s’échapper et de prendre sa revanche ; pour les ex-gauchistes qui ont viré leur cuti, il s’agit d’enfermer l’esprit de Mai de façon à ce que jamais il ne resurgisse et les boute hors de nos vies – car nous méritons mieux que d’être gouvernés par ces escrocs de bas étage : nous méritons de n’être pas gouvernés du tout, et c’est précisément cette vérité-là que Mai (re)découvrit et que tant de jean-foutre prétendent nous faire oublier. Ils ont d’ailleurs partiellement réussi : qui se souvient en effet que « Mai 68 a été le plus grand mouvement de masse de l’histoire de France, la grève la plus importante de l’histoire du mouvement ouvrier français et l’unique insurrection“générale” qu’aient connue les pays occidentaux surdéveloppés depuis la Seconde Guerre mondiale » (Ross, p. 10) ? Neuf millions de grévistes et un pays entier paralysé cinq à six semaines durant, ce n’est pas rien, pourtant. Mais voilà : « Non contente d’affirmer haut et fort que certaines des idées et des pratiques les plus radicales de Mai 68 ont été récupérées et recyclées au bénéfice du “marché”, l’histoire officielle affirme que la société capitaliste d’aujourd’hui, bien loin de symboliser le déraillement ou l’échec des aspirations du mouvement de Mai, représente au contraire l’accomplissement de ses aspirations les plus profondes. » (Ross, p. 12.) Mai 68 comme fourrier du capitalisme dans sa forme néolibérale, voilà ce que cherchent à nous faire gober les bonimenteurs ex-révolutionnaires aujourd’hui thuriféraires de ce même capitalisme contre lequel ils s’étaient, un temps, révoltés.
Comment s’y sont-ils pris, eux et les bourgeois à peine remis de leur grande trouille – sans oublier les médias mainstream possédés par ces derniers, plus une foultitude de « spécialistes », sociologues et autres historiens, que les véritables événements, en général, dérangent ? « La réponse se trouve dans les formes narratives adoptées par l’histoire officielle, qui, le plus souvent, enserrent étroitement l’événement, le réduisant alors à la portion congrue. » (Ross, p. 14.) La réduction est triple : historique, géographique et sociologique : Mai ne serait finalement qu’un monôme estudiantin un peu plus vif que d’autres, une révolte de jeunes confinée au Quartier latin et limitée au mois de mai. Et hop !, passez muscade. Si besoin, on concédera tout au plus qu’il s’agissait d’un mouvement « générationnel » dont les échos ont retenti dans le monde entier – mais il ne s’agissait que de la jeunesse, hein, cette même jeunesse que l’on retrouva plus tard d’autant plus assagie qu’elle était bien payée – ça, c’est la minorité « arrivée » – ou bien matraquée – ça, ce sont les racailles des quartiers susceptibles. On dira aussi que tout ce qui intéressait ces jeunes, c’était le cul – pardon, la « libération sexuelle », escamotant au passage « les cibles idéologiques du mouvement […], qui étaient en fait au nombre de trois : capitalisme, impérialisme et gaullisme » (Ross, p 14).
Capitalisme : la grève générale de 68 ne tombait pas du ciel. Elle était l’aboutissement de luttes très dures qui avaient eu lieu durant les années précedentes dans différentes usines et lorsque Georges Séguy, alors secrétaire général de la CGT, vint à la fin mai présenter aux ouvriers de Renault-Billancourt les « acquis » des accords de Grenelle, négociés dans la précipitation afin de « sauver la baraque » – autant du côté des confédérations syndicales que du gouvernement –, il fut accueilli par un silence glacial. Les ouvriers ne se battaient pas pour obtenir une augmentation ou plus de droits de représentation syndicale (les aumônes qui furent accordées, en fait). La « contestation », comme on disait alors, allait plus loin que ça. Et ce ne sont pas les miettes obtenues par Séguy et consorts qui mirent un terme à la grève. Il y eut des affrontements très durs avec la police, et des morts, à Flins, à Sochaux. Le tout sur fond de menace d’intervention de l’armée – voyage de De Gaulle à Baden Baden où il négocie avec le général Massu, l’ancien putchiste d’Alger, concentration de troupes et de blindés autour de Paris.
Impérialisme : il n’est peut-être pas nécessaire de rappeler ici la mobilisation internationale contre la guerre américaine au Viêtnam. Une grande partie des militants déjà politisés en 68 étaient actifs dans les « Comités Viêtnam », justement. Et les plus âgés avaient fait leurs armes contre la guerre d’Algérie – les accords d’Evian qui y avaient mis fin ne dataient que de six ans…
Gaullisme : « le Général » était arrivé au pouvoir en 1958 à la faveur d’un coup de force des militaires en Algérie. Il en avait profité pour fonder la Ve République qu’il avait dotée d’une constitution que son principal opposant d’alors, Mitterrand, qualifia très justement de « coup d’État permanent ». Il était le promoteur de la « force de dissuasion » et animé d’une idéologie plutôt vieille France (il vaut la peine de relire aujourd’hui un ou deux de ses discours, par exemple ceux qu’il prononça contre la « chienlit » – c’est ainsi qu’il voyait les manifestations de rue).
J’énumère ici, après Kristin Ross, quelques dimensions importantes de l’événement qui ont été escamotées par le récit dominant. Pour autant, il ne s’agit pas de le réduire une fois de plus. C’est pourquoi, en conclusion, j’appelle à la rescousse Deleuze et Guattari, qui débutaient ainsi « Mai 68 n’a pas eu lieu » :
« Dans des phénomènes historiques comme la Révolution de 1789, la Commune, la Révolution de 1917, il y a toujours une part d’événement, irréductible aux déterminismes sociaux, aux séries causales. Les historiens n’aiment pas bien cet aspect : ils restaurent des causalités par-après. Mais l’événement lui-même est en décrochage ou en rupture avec les causalités : c’est une bifurcation, une déviation par rapport aux lois, un état instable qui ouvre un nouveau champ de possibles. […] En ce sens , un événement peut être contrarié, réprimé, récupéré, trahi, il n’en comporte pas moins quelque chose d’indépassable. Ce sont les renégats qui disent : c’est dépassé. Mais l’événement lui-même a beau être ancien, il ne se laisse pas dépasser : il est ouverture de possible. Il passe à l’intérieur des individus autant que dans l’épaisseur d’une société. »
i Titre de leur article dans Les Nouvelles littéraires, 3-9 mai 1984, recueilli dans Deux Régimes de fous, Les Éditions de Minuit, Paris, 2003.
ii Co-édition Complexe et Le Monde Diplomatique, trad. d’Anne-Laure Vignaux, Bruxelles, Paris, 2005 [2002].