Joan W. Scott, La Politique du voile. Traduit de l’anglais par Idith Fontaine et Joëlle Marelli, Éditions Amsterdam, 2017.
L’édition originale de ce livre date de dix ans déjà (The Politics of the Veil, Princeton University Press, 2007). Et la première « affaire du voile » de 1989… bientôt trente ans ! J’avoue que j’avais tendance, jusqu’à cette lecture, à associer le développement de l’islamophobie en Occident, et particulièrement en France, au contrecoup des attentats du 11 septembre 2001 et à la guerre antiterroriste lancée par les États-Unis. L’un des mérites du livre de Joan Scott est de resituer ce phénomène dans la longue durée de l’histoire de France, et plus précisément de l’histoire du racisme français. Compris dans cette perspective, le terme « islamophobie » pourrait bien ne caractériser que la forme particulière de ce racisme tel qu’il s’exprime aujourd’hui – par exemple en montant en épingle l’« affaire » Tariq Ramadan dont l’image du phallus démesuré publié à la une de Charlie Hebdo sert opportunément à cacher la forêt de bites mises en cause par les campagnes #MeeToo et #BalanceTonPorc – attention, je ne cherche pas ici à défendre un phallus au motif que son porteur serait musulman, et donc persécuté comme tel ; pas plus que je ne cherche à insinuer qu’il y aurait là un plan délibéré (du genre : montrons ceci pour cacher cela) ; je tiens à dire cependant qu’il n’est qu’un parmi une foultitude dont l’écrasante majorité pendouillent entre les cuisses de (petits et grands) bourgeois blancs. Ou comme l’écrit Jean Baubérot, historien de la laïcité (Mediapart, 18 novembre 2017) : « Un “leader musulman” est sur la scène ; les autres personnages ont, automatiquement, quasiment disparu de cette dernière, puisqu’on a celui-là, “laïcité merci”, à se mettre sous la dent. »
Joan Scott commence par rappeler ce que furent « les affaires du voile » (chap. 1). Ici, je ne peux pas ne pas me demander ce qu’en penseront nos descendant·e·s dans quelques lustres. Illes oscilleront probablement entre stupéfaction et dégoût : ainsi, sous prétexte de laïcité et d’émancipation des femmes, on excluait à cette époque des jeunes filles de l’école publique juste parce qu’elles portaient un accessoire vestimentaire marquant leur adhésion à l’islam. Quelques dizaines, voire quelques centaines de ces adolescentes représentaient une menace mortelle pour la République. L’école républicaine, justement, censée jusqu’alors être le meilleur moyen de lutte contre l’obscurantisme, et qui avait réussi à éradiquer toutes les cultures particularistes des derniers recoins l’hexagone (entre autres en imposant le français comme langue unique et obligatoire et le « roman national » comme seul récit historique admissible), l’école publique, laïque et obligatoire capitulait en rase campagne devant quelques gamines têtues. On comprend qu’il nous manque quelques éléments d’explication. « Tout commence, écrit Joan Scott, le 3 octobre 1989 lorsque trois jeunes filles musulmanes refusant d’ôter leur foulard sont exclues de leur collège dans la ville de Creil, dans l’Oise. Leur établissement se trouve dans une zone d’éducation prioritaire (ZEP) qualifiée de “poubelle sociale” par le principal du collège, Ernest Chénière. » Ce sinistre personnage, que nous retrouverons très vite, déclarera un peu plus tard (au journal Le Monde, en 1993) avoir agi au nom de la “laïcité”, contre « la stratégie insidieuse du djihad ». Tout est déjà dit, ou presque. La laïcité selon les nouveaux hussards de la République, c’est renvoyer les religions (au moins l’islam) à la sphère privée, tandis que la République et son ombre, la démocratie, occuperaient tout l’espace public, et spécialement l’espace sacralisé par eux, ce qui ne manque pas d’être paradoxal, de l’école publique, justement. Si vous êtes fidèle de telle ou telle obédience, je n’ai pas à venir vous expliquer l’absurdité de cette conception qui prétend faire de la religion une affaire privée. Je ne ferai pas l’injure aux autres lecteurs et lectrices de penser qu’illes ignorent que se dire athée ne signifie pas encore, et ne signifiera jamais ne croire en rien, ou, pour le dire autrement, échapper purement et simplement à tout régime de croyance. Les fanatiques de la laïcité nous en donnent précisément une brutale et consternante démonstration. Quant au « djihad », son utilisation par ces mêmes fanatiques me fait penser à l’utilisation du sexe par l’industrie pornographique : tout ce qu’ils touchent devient obscène. Bref. En 1989, on venait juste de célébrer avec pompe et fracas le bicentenaire de la dite Grande Révolution – mais on avait surtout mis l’accent sur les institutions qu’elle nous a léguées et pas sur les révolutionnaires décrits par Éric Vuillard dans son excellent 14 juillet, pour prendre l’un des derniers textes parus là-dessus. Au niveau international, il y avait aussi, nous rappelle Joan Scott, la fatwa de l’ayatollah Khomeini contre Salman Rushdie et ses satanés versets, et encore le début de la première intifada palestinienne contre l’occupation israélienne. Dans ce contexte, la première « affaire du voile » allait servir à stigmatiser un peu plus les habitant·e·s des quartiers « susceptibles », tout en posant l’équation jeune-issu·e-de-l’immigration = musulman = islamiste = terroriste (sans parler des stéréotypes du garçon arabe et de la femme voilée donc arabe aussi).
On retrouve un peu plus tard l’ancien principal du collège de Creil à l’Assemblée où il a été porté par la « vague bleue » de 1993 qui a donné une large majorité au RPR. Après un an de « croisade anti-foulard » (dixit Le Monde) et plusieurs incidents dans des établissements scolaires, il finit par obtenir de François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale, une circulaire interdisant les signes « ostentatoires » d’appartenance religieuse à l’école. Soixante-neuf jeunes filles furent exclues de divers établissements pour avoir arboré de tels signes « ostentatoires », que la plupart des protagonistes du « débat » (c’est-à-dire tout le monde sauf les premières concernées et leurs proches) s’accordèrent à appeler « voile » alors qu’il s’agissait la plupart du temps de simples foulards. La circulaire fut cassée par le Conseil d’État, qui laissa aux chefs d’établissements le soin d’apprécier ce qu’il convenait d’accepter ou non comme vêture de leurs élèves. Enfin, dix ans plus tard (en 2004), une loi interdisant le port de signes ostensibles d’appartenance religieuse fut adoptée. Comme pour la première « affaire » de 1989, Joan Scott revient sur le contexte politique national et international qui pouvait expliquer en partie les crises d’hystérie de la classe politique et médiatique, mais aussi d’une grande partie des enseignant·e·s et des féministes françaises autour du port du « voile » par une fraction toujours très minoritaire des élèves – françaises elles aussi pour la plupart, il importe de le rappeler. Elle parle bien sûr de la situation au Proche-Orient, des guerres du Golfe et, sur le plan intérieur, de la résistible ascension de Jean-Marie Le Pen. Pourtant, « ce serait une erreur », poursuit-elle, « d’attribuer à la seule influence [de ce dernier] toute l’hostilité dirigée contre le foulard. » Bien sûr que la dénonciation de l’immigration a toujours constitué le fonds de commerce du Front national, et que ses scores grimpant d’une élection à l’autre, les autres partis ont repris la plupart de ses propositions. Mais il est vrai aussi que les positions racistes de Le Pen ne sortaient pas de nulle part : « L’“islamophobie” est un aspect de la longue histoire du colonialisme français, qui a débuté au minimum à l’époque de la conquête de l’Algérie, en 1830. » Et dans cette histoire, le voile joue un rôle important comme signe d’une différence irréductible, indépassable, entre l’islam et la France – une version antérieure du soi-disant « choc des civilisations ». C’est pourquoi Joan Scott consacre le deuxième chapitre de son livre à cette histoire du racisme français. Je dois reconnaître que j’avais un peu cédé, comme beaucoup d’autres sans doute, à la thèse simpliste de la « contamination » des partis politiques français par les « idées » du Front national. Ce n’était pas entièrement faux, mais là aussi, cette contamination ne s’est pas produite par hasard. La question de la concurrence électorale n’explique pas tout. Il fallait bien que le ventre fût encore fécond, ou que le terrain soit favorable, si l’on préfère, pour que prenne la greffe. Je savais bien pourtant que la SFIO, qui donna plus tard naissance au Parti socialiste, avait donné au régime de Vichy nombre de collabos, mais aussi et surtout, qu’elle avait mené la politique coloniale de la France après-guerre, et particulièrement la guerre d’Algérie. Mais ça ne m’avait pas empêché de souscrire paresseusement à cette thèse de la contamination. La lecture de Joan Scott m’a rafraîchi la mémoire. Ne serait-ce que par cet aspect, son livre est très utile. Elle rappelle en effet que dès le départ, la politique coloniale française était marquée par une contradiction qui a perduré jusqu’à aujourd’hui en termes à peine différents. En effet, la conquête prétendait se justifier en « apportant la civilisation » aux indigènes. « Cependant, et dans le même temps, l’aventure coloniale puisait sa légitimité dans une représentation raciste des Arabes (musulmans, Nord-Africains, les dénominations tendaient à se recouper et à se confondre) qui remettait inévitablement en cause la possibilité même du projet civilisateur. » La contradiction se retrouve dans les affaires du voile : l’école est là pour intégrer et former des citoyen·ne·s français·e·s (mission civilisatrice). Mais les jeunes filles qui portent un foulard sont à l’évidence inassimilables puisque manipulées/forcées/soumises à l’islam ou alors perverses (représentation raciste, version islamophobe, de ces jeunes filles). La seule solution est alors de les exclure. La mission civilisatrice (en l’occurrence, l’intégration) échoue de nouveau.
Joan Scott dit encore pas mal d’autres choses très intéressantes dans son livre, en particulier sur l’interprétation de la laïcité par les intégristes républicains, et aussi sur la question de la sexualité – ou de ce que voilent les affaires du voile, comme la revendication non dite du libre accès au corps des femmes par les hommes, blancs de préférence. C’est pourquoi je recommande vivement cette lecture qui se révèle d’autant plus nécessaire que nous assistons ces dernières semaines, à l’initiative de Manuel Valls, qui n’a toujours pas digéré sa défaite électorale, à une énième résurgence islamophobe qui s’en prend cette fois à « la complaisance des milieux intellectuels à l’égard du prédicateur Tariq Ramadan » (La Provence, 18 novembre). Il ne veut rien moins que leur faire « rendre gorge » (aux intellos, bien sûr) et les « éliminer du débat public ». Il est vrai qu’ils sont méchants avec lui, ces « milieux intellectuels » : rendez-vous compte, « on me compare à Marcel Déat, ce socialiste ultra-collaborationniste […] on parle de la croisade de Caroline Fourest […], c’est insupportable […] Quand on parle de racisme d’État, on met en cause ce que nous sommes, la République. » (ibid.) Ce n’est pas faux. Finalement, il n’est pas si bête que ça, Manu. Méchant, oui. Mais pas si bête. Le Crif Marseille-Provence l’a bien compris, qui l’a invité à conclure sa convention régionale à Marseille le 19 novembre sur, je vous le donne en mille : le terrorisme.
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