Robert Tombs, Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871. Traduit de l’anglais par José Chatroussat. Libertalia, Paris, 2016 (deuxième édition revue et augmentée par l’auteur).
Ce maître livre doit son titre à Jules Vallès : « Quelle journée ! écrit-il le 28 mars, jour de la proclamation de la Commune. Ce soleil clair qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux, le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue… Ô grand Paris !… Patrie de l’honneur, cité du salut, bivouac de la Révolution ! » J’ai longtemps cru que la Commune datait du 18 mars 1871 – c’est la date anniversaire le plus souvent retenue. En fait, après l’insurrection, provoquée par la tentative de l’armée gouvernementale de reprendre les canons de la Garde nationale à Montmartre (soit : de désarmer le peuple parisien), eurent lieu des élections municipales, le 26 mars. C’est seulement lors de sa première séance que le conseil municipal décida de prendre le nom de Commune de Paris, en référence à la Commune révolutionnaire qui, en août 1792, avait joué un rôle de premier plan dans la chute de la monarchie. En fait, dit Robert Tombs, « le terme “Commune” commença à être employé comme slogan » dès septembre 1870. Dans le contexte de la défaite de Napoléon III et de la résurrection de la République, « il cristallisait le nationalisme révolutionnaire provoqué par la guerre et la chute de Napoléon III, ainsi que le patriotisme parisien exacerbé par le siège ». Naturellement, la Commune de 1871 et surtout sa fin tragique ont encore chargé ce terme en signification et l’ont enveloppé d’une aura révolutionnaire (cf. entre autres le fameux « les Communards sont montés à l’assaut du ciel » de Marx). La Commune nous tient à cœur, c’est le moins que l’on puisse dire… Au point que l’on a (ce fut mon cas) souvent négligé de se renseigner précisément sur les faits, autant qu’ils puissent être connus ; ce qui a eu pour conséquence une certaine difficulté à se défaire d’approximations, voire de contre-vérités quant à l’événement lui-même. Ainsi ai-je pu, dans une récente note de lecture[1], reprendre sans barguigner l’affirmation de Luc Willette, dont je recensais l’ouvrage, à propos de la cause déterminante de la Commune qui aurait été « l’affaire des moratoires ». En effet, dans son ouvrage, l’ami Luc écrivait que : « Dès le début du siège [de Paris par les Prussiens, commencé à la mi-septembre 1870], le gouvernement [dit « de Défense nationale », ou encore « des Jules »] avait été obligé de prendre deux mesures : le paiement des loyers était suspendu, l’échéance des effets de commerce était reportée. » Et je poursuivais ainsi : « […] le décret voulu par Thiers et qui suspendait ces deux moratoires signifiait l’expulsion de la plupart des locataires et la faillite des petits commerçants et artisans ».
Or ce n’était qu’à moitié vrai (à moitié faux, dirait un contradicteur moins bienveillant). Lisant Robert Tombs, j’apprends que l’Assemblée nationale, réunie à Bordeaux, avait effectivement voté le 10 mars un étalement sur trois mois du paiement de ces fameux effets de commerce dont le moratoire arrivait à échéance le 13 mars. Soit, effectivement, la fin du moratoire, mais « aménagée » : on admettra que ce n’était guère rassurant pour les petits entrepreneurs et commerçants. « Comme de nombreux historiens l’ont présentée à tort comme une décision de rendre les dettes payables du jour au lendemain, commente Robert Tombs, il est possible que les Parisiens aussi se soient trompés. » En tout cas, cela les inquiéta suffisamment pour qu’ils s’imaginent que la mesure serait suivie d’une autre, plus grave encore car concernant encore plus de monde et plus de petites gens, c’est-à-dire le remboursement des arriérés de loyer correspondants à la période du siège. Ainsi, une mesure certes inquiétante (l’étalement sur trois mois du paiement des effets de commerce) se transformait en une énorme provocation de Thiers à l’égard des Parisiens. Ces derniers étaient disposés à l’interpréter ainsi, car Thiers n’en était pas à sa première : il avait d’abord imposé l’armistice conclu avec Bismarck le 28 janvier pour une durée de vingt et un jours, durant laquelle devait être élue une Assemblée nationale. Cet armistice marquait en réalité la fin des hostilités, alors que Paris, qui avait soutenu un siège de plusieurs mois, n’avait jamais capitulé. Les Parisiens, qui avaient cruellement souffert de faim et de froid durant l’hiver, n’étaient pas prêts à se rendre. Les élections législatives avaient eu lieu le 8 février et donné une majorité de plus de quatre cents royalistes contre cent cinquante républicains – et encore, ces derniers étaient loin d’être révolutionnaires. Ainsi, lors de cette même séance du 10 mars, l’Assemblée décida de se réunir désormais… à Versailles ! C’était une claire marque de défiance vis-à-vis de Paris (c’est-à-dire du peuple parisien, car dès le siège levé, la plupart de ceux qui en avaient les moyens, les « classes moyennes » de l’époque, avaient fui la capitale. N’y restaient que les plus pauvres – et les plus déterminés à ne pas céder devant l’ennemi). Il ne faut pas oublier non plus que, quelques jours auparavant, l’Assemblée avait approuvé le traité de paix – en réalité, une capitulation en rase campagne – négocié par Thiers, et qui comprenait, outre la cession de l’Alsace et de la Lorraine, « un défilé célébrant la victoire allemande sur les Champs-Élysées – une véritable gifle infligée à la fierté patriotique des Parisiens, qui avaient tout de même réussi à maintenir les Allemands hors de la capitale ».
Alors, qu’est-ce qui fut le plus déterminant ? Autrement dit, comment interpréter un enchaînement de circonstances après coup ? C’est tout le problème des historiens et, à ce jeu-là, Robert Tombs s’en sort plutôt bien, et même très bien, dirais-je. Il a compris, mieux, il nous aide à comprendre que, dans le basculement d’une situation qui accouche d’un événement, demeure et demeurera toujours un mystère. Ce que je dirai, à ma manière, comme suit : bien malin qui aurait pu prévoir, le 13 juillet 1789, ce qui allait se passer le lendemain – et bien malin qui, au soir de ce lendemain, aurait pu affirmer que la journée qui s’achevait allait prendre l’importance que nous lui accordons aujourd’hui encore. On pourrait en dire autant de nombreuses « journées », qu’elles se soient déroulées en juillet (1830), février (1848), en octobre (1917) ou en mai (1968) pour n’évoquer que quelques-unes des saisons de la révolution. Cependant, par cette remarque, je ne veux pas réduire le travail de Robert Tombs à la seule réflexion sur les causes de la Commune – d’ailleurs, je pense qu’il récuserait ce terme de « causes », se méfiant légitimement des « causalités » construites après l’événement, contemplé à travers des lunettes dont ne disposaient pas les acteurs de l’époque. Dans son Prologue, il présente ainsi les deux premiers chapitres de son livre : « [Ils] explorent les origines de la Commune en tant qu’événement parisien et comme conséquence de la guerre. » (C’est moi qui souligne.)
Justement, et pour donner une idée de l’ampleur de ce projet, lisons la présentation par l’auteur des chapitres suivants : « Le chapitre III examine comment la Commune a fonctionné comme gouvernement. Le chapitre IV aborde les différentes façons d’identifier les hommes et les femmes qui l’ont soutenue, les raisons qui les ont amenés à y participer et leur compréhension de ce qui s’est passé. Le chapitre V examine comment la Commune a mobilisé ses partisans pour faire la guerre, et pourquoi ils ont été prêts à risquer leur vie dans ce conflit. Le chapitre VI discute de la façon dont la Commune s’est inscrite dans les mémoires et a donné lieu à des interprétations. »
Je ne vais pas tenter ici de résumer ce livre, tant il est riche en informations et en commentaires toujours avisés. Il suffira de dire que non seulement Robert Tombs propose sur chacun des sujets qu’il aborde à la fois une vue synthétique et une revue de l’historiographie et des différentes interprétations existantes – sans pour autant s’abstenir de donner son avis et de l’étayer. Ajoutez à cela que ce livre n’ennuie pas une seule seconde. Comme le dit son préfacier Éric Fournier, « Robert Tombs a écrit pour un public peu familier tant de la Commune elle-même que du XIXe siècle français en général […] l’un des livres les plus accessibles sur la Commune, ici et maintenant, surtout pour les nouvelles générations » (et pour qui voudra aller plus loin encore, l’ouvrage comprend une bibliographie détaillée et un index des noms propres).
Quant à moi, je reviens à ce qui m’a vraiment plu dans ce livre : une forme de respect de l’événement. J’en veux pour preuve cette citation extraite de la conclusion de Tombs, et par laquelle je terminerai cette note, non sans avoir recommandé chaudement la lecture de cette excellente histoire de la Commune :
« Les historiens insistent souvent sur les origines et les conséquences, et ce livre ne fait pas exception. Mais aucun événement n’est réductible à ce qui s’est passé avant lui et à ce qui est advenu après. La Commune, qui est si souvent présentée comme une réincarnation du passé ou une préfiguration de l’avenir, reste elle-même de façon inattendue et extraordinaire. Rappelons-nous d’un exemple frappant. En août 1870, les blanquistes pouvaient mobiliser 60 hommes pour une insurrection[2] ; en mai 1871, il y avait 80 000 insurgés fédérés en armes, équipés et organisés[3]. Pour expliquer ce qui a entraîné ce changement totalement imprévisible, un examen des conditions sur le long terme – la “tradition révolutionnaire”, les développements économiques, les structures sociales urbaines, les organisations politiques, les idéologies républicaines et socialistes – est certainement nécessaire. Mais les événements eux-mêmes, pendant l’épisode entier de l’“année terrible”, possèdent leur propre dynamique. […]
« La Commune a été spontanée, imprévue, en terre inconnue […] Elle n’a produit aucune déclaration ou programme idéologique novateur. Elle n’a été prise en charge par aucun parti politique organisé et n’a eu aucun dirigeant éminent. Le révolutionnaire français le plus célèbre, Auguste Blanqui, qui a passé quarante années de sa vie à préparer la révolte et que de nombreux communards considéraient comme leur chef, a été mis à l’écart de la plus grande insurrection parisienne, dans une cellule de prison. En bref, la Commune a été la manière dont le peuple parisien a improvisé une réponse à la crise politique, nationale et urbaine de janvier-mars 1871. »
[1] À propos du Raoul Rigault de Luc Willette.
[2] L’attaque d’une caserne de pompiers à La Villette, dont il était attendu qu’elle mette le feu aux poudres dans ce quartier éminemment populaire, et qui fut un fiasco total. Selon Tombs, Blanqui lui-même s’était prononcé contre cette action.
[3] Même si Tombs lui-même relativise la force représentée par la Garde nationale dans les chapitres précédents, le contraste reste important d’une année l’autre.