Luc Willette, Raoul Rigault. 25 ans, communard, chef de la police. Syros éditions, Paris 1984.
Voici le portrait d’un personnage attachant. La détestation nourrie à son encontre par les Versaillais parle d’elle-même : « Un bonhomme méchant… se vautrant dans l’ordure, vivant au milieu de la canaille, canaille lui-même » (Deliau) ; « ce gamin haineux » (Jules Claretie) ; « Étrange et sinistre figure que celle de ce jeune homme de vingt-cinq ans pénétrant violemment et comme un furieux dans l’histoire » (Jules Forni) ; « Un scorpion, ce Rigault, fœtus avorté de l’accouplement bizarre du serpent qui rue par colère et de l’écrevisse qui recule par ignorance » ; (Morel, Le Pilori des Communeux) ; « Cet esprit détraqué, cervelle à l’envers qui, rompant d’abord avec la société par paresse et par crânerie devait fatalement devenir un fou des plus dangereux » (Émile Zola). Maxime Du Camp, contempteur de la Commune s’il en fut, ne pouvait rater cette curée : « Entre tous, deux hommes qu’il faut faire connaître ont rempli les premiers rôles dans cette tragi-comédie. Tous deux sans foi ni loi, sans esprit ni cœur, sans autre énergie que celle qui résulte d’une absence radicale de moralité, sans autre instruction que celle que l’on ramasse dans les brasseries et les cabarets. R. Rigault et T. Ferré, deux galopins sinistres qui firent le mal pour le mal. » Deux jeunes très proches de celui que l’on appelait alors « le Vieux », et dont les états de services révolutionnaires en imposaient même aux réacs de l’époque : Blanqui, l’Enfermé. En son absence (Thiers s’était bien gardé de le laisser en liberté) Rigault, de fait, devenait l’un, sinon le, chef du parti blanquiste. Et il ne se déroba point à la tâche.
Né dans une famille bourgeoise de Paris le 16 septembre 1846, Rigault n’avait donc que 23 ans lors de la chute de l’Empire, le 4 septembre 1870 – et il mourra à 24 ans durant la Semaine sanglante (pourquoi le titre du livre mentionne-t-il « 25 ans » restera obscur : l’ami Luc, que nous avons bien connu, est hélas décédé il y déjà quelque temps d’ici). Élève brillant (bachelier ès sciences et ès lettres à 16 ans), Raoul avait tout pour faire une carrière – père sous-préfet, certes révoqué par l’Empire parce que trop républicain, mais aussitôt embauché comme premier caissier chez Christofle, s’il vous plaît. Cependant Paris, en ce début des années 1860, propose de quoi détourner un jeune étudiant du droit chemin. Le spectacle de l’injustice est partout. Haussmann lui-même, le grand déménageur de Napoléon III, reconnaît que dans la capitale qu’il bouleverse de fond en comble par ses démolitions, reconstructions, percements de voies stratégiques, 1 200 000 habitants, soit 70 % de la population, ne mangent pas à leur faim et devraient être secourus. Tandis que les riches, eux, se gobergent. Ainsi est né un corps de métier : les « arlequins », qui passent chaque matin dans les ministères, les ambassades, les restaurants où ils rachètent les reliefs des repas de la veille qu’ils vont revendre dans les quartiers ouvriers… Mais il y a aussi de quoi s’amuser, de quoi rêver une autre vie. Mis à la porte par son père, en rupture de banc, Rigault, gagnant trois sous grâce à quelques cours particuliers par-ci par-là, ne perd pas son temps : « On le rencontre avec les étudiants en droit rue Soufflot. Avec les carabins au d’Harcourt. Le soir avec les poètes chez Glaser où il dîne avec Charles Cros, François Coppée, Jules Vallès, Barbey d’Aurevilly, Courbet, Marotteau, Verlaine. Le jour sur les trottoirs, dans tous les rassemblements, entouré d’une véritable cour. Il parle, il crie, il tonitrue, il gesticule. Il a la dent dure et l’humour féroce […] Il plaît aux étudiants dont il symbolise la révolte. […] Il plaît aux ouvriers – à cette époque, il y a autant d’ouvriers que d’étudiants dans le Ve arrondissement – car il sait parler leur langue. Pour un intellectuel, c’est un bon gars. On ne sent pas le fils de bourgeois chez lui. […] Il plaît aux filles. Oh, pas les femmes du monde, il n’en a ni l’envie ni les moyens. Ni celles du demi-monde, réservées aux têtes couronnées ou aux képis galonnés. Mais aux filles de joie, qu’il appelle toujours “citoyennes prostituées”. Cela les fait rire. Elles l’adoptent et lui font crédit. » Voilà qui ne lui sera jamais pardonné : révolutionnaire, c’était déjà mal. Mais en plus, bon vivant, joyeux, sans respect des bonnes mœurs, là ç’en était vraiment trop – aux yeux des Versaillais comme à ceux de certains camarades pisse-froid.
En 1865 sort un livre sur Les Hébertistes. Rigault adore, au point qu’il s’arrange pour en rencontrer l’auteur, un certain Tridon. Or, lors d’un récent séjour à Sainte-Pélagie (où l’on fourrait les « politiques » à l’époque), celui-ci a connu Blanqui, mieux : il est devenu l’un de ses lieutenants. Dès lors, la cause est entendue : Rigault sera blanquiste – et même l’un des militants blanquistes les plus actifs. Il va se spécialiser dans la police, c’est-à-dire qu’il va développer un grand savoir-faire dans la lutte contre ces messieurs de la préfecture de police qui, à l’époque, dépeuplent les rangs des révolutionnaires : « Les “Israélites”, comme on appelle les agents de la police politique qui a son siège rue de Jérusalem, noyautent tous les partis. Il y a des indicateurs à la rédaction des journaux de l’opposition, à La Marseillaise de Rochefort, dans les clubs. L’Internationale en est truffée. On en trouvera jusque dans les rangs de la Commune. Certains chefs de la gauche révolutionnaire font régulièrement leur rapport à monsieur Claude, le fameux chef de la police politique de l’Empire. Celui-ci affirmera plus tard que “la moitié de Paris espionnait l’autre”. C’est à peine exagéré. » Quoi qu’il en soit, les blanquistes eux-mêmes sont infiltrés, ce qui leur vaut quelques déboires retentissants (telle l’affaire de la Renaissance, café où la police impériale arrêta en 1866 tout l’état-major blanquiste réuni pour s’expliquer sur un différend interne). C’est pourquoi il est décidé d’organiser une contre-police. C’est Rigault qui l’a proposé, c’est lui qui va s’en charger : « [Il] se jette sur la police avec son ardeur habituelle, mais aussi son sens de l’organisation. En quelques mois, il connaît tout des techniques policières de la rue de Jérusalem. Il peut alors passer à l’action. Il repère les indicateurs, les file, les “loge”, opère les recoupements, vérifie et ne lâche la piste que lorsqu’il a une certitude sur l’appartenance de ses “victimes” à la préfecture, leurs adresses, leurs fonctions exactes, leurs habitudes. » En deux ans, Rigault a « établi un fichier monumental de toute la police politique ». Il n’y a plus de mouchard chez les blanquistes, et les agents de M. Claude ne sont plus en sécurité au quartier Latin. Et cela alors que, d’après Willette, « toute la gauche et l’extrême-gauche sont parfaitement contrôlées par la police. »
Rigault va mettre son expérience à profit dès le 4 septembre 1870. Alors que la République est proclamée à la suite du « désastre de Sedan », qui voit l’empereur et son armée enfermés dans cette ville par les Prussiens, il ne fait ni une ni deux et va s’installer de son propre chef… à la préfecture de police, dans le bureau du commissaire Lagrange, ci-devant chef de la sûreté impériale. Et il se met direct au boulot. On imagine le tollé. À droite : qu’est-ce que ce jeune vaurien – et blanquiste avec ça ! – va bien pouvoir faire en ces lieux réservés aux gens raisonnables ? À gauche : nombreux sont ceux qui revendiquent la suppression pure et simple de la préfecture de police. Rigault n’en a cure, il épluche systématiquement les dossiers de la police impériale, ce qui va lui permettre de compléter ses fichiers de mouchards et, accessoirement, de découvrir quelques informations compromettantes sur le personnel politique, y compris républicain… Au passage, il prend connaissance de dossiers d’opposants, parfois de futurs élus de la Commune, découvrant quelques compromissions ici ou là – ce qui explique, en partie au moins, la haine que lui porteront aussi certains camarades. Et cela même si, et c’est important, les principes de Rigault l’ont empêché de se servir de ces informations, tant qu’elles ne concernaient pas des collaborations manifestes avec la police de l’Empire. Durant la Commune, Rigault s’en tiendra à cette ligne de conduite. Ainsi, il ne communiquera aucun renseignement aux journalistes sur la vie privée des contre-révolutionnaires, pas plus qu’il n’acceptera les dénonciations anonymes : « Le chef du premier bureau du préfet de police, est-il annoncé par le J. O. de la Commune, prévient ses concitoyens qu’il ne tiendra aucun compte des dénonciations anonymes. L’homme qui n’ose pas signer une dénonciation sert évidemment une rancune personnelle et non l’intérêt public. »
Le 18 mars 1871, le peuple de Paris se soulève. On connaît l’histoire des canons de Montmartre, que l’armée a voulu reprendre à la Garde nationale. On connaît moins l’affaire des moratoires. « Dès le début du siège [de Paris par les Prussiens, commencé à la mi-septembre 1870], le gouvernement [dit « de Défense nationale », ou encore « des Jules »] avait été obligé de prendre deux mesures : le paiement des loyers était suspendu, l’échéance des effets de commerce était reportée. » On voit mal en effet comment ces obligations auraient pu être tenues alors que toute activité économique était interrompue. Or la situation n’avait pas changé depuis – certes, le siège avait été levé après la capitulation signée par le gouvernement de Défense nationale fin janvier mais, à part l’approvisionnement qui avait recommencé à entrer dans la capitale après cette date, l’essentiel des activités artisanales, industrielles et commerciales n’avaient pas encore repris, et bien sûr, personne n’avait reçu de salaire. Dans ces conditions, le décret voulu par Thiers et qui suspendait ces deux moratoires signifiait l’expulsion de la plupart des locataires et la faillite des petits commerçants et artisans. Selon Luc Willette, c’est précisément cela qui rendit possible la Commune – même si le « déclencheur » fut l’affaire des canons. Par deux fois auparavant durant cette même séquence historique, les 31 octobre 1870 et 21 janvier 1871, les blanquistes avaient tenté, et raté, des coups de force. « Voilà la grande faiblesse de la théorie de Blanqui de l’insurrection armée. Il ne suffit pas d’un groupe de militants parfaitement organisé et entraîné. Il ne suffit même pas d’un millier de manifestants. Avec cela, on peut réussir – plus ou moins – selon les circonstances, une insurrection. Mais pas une révolution. Pour réussir celle-ci, il faut que toute la masse soit touchée dans ses intérêts essentiels, que toutes les femmes se sentent concernées. […] Le logement, c’est l’essentiel. Sans logement, même si c’est un taudis [et ça l’était, pour la plupart], où dormiront les gosses demain ? Et les meubles qui vont être saisis ? Ce sont tous les biens des familles pauvres. » Luc Willette avance que c’est en parfaite connaissance de cause que Thiers a pris ces décrets (après toute une série d’autres provocations se voulant plus humiliantes les unes que les autres, comme, par exemple, le défilé des troupes prussiennes dans Paris) : en effet, il souhaitait, toujours selon Willette, pousser le peuple parisien à l’émeute afin de pouvoir l’affronter militairement et de l’écraser une bonne fois pour toutes. Vrai, faux, il est difficile de se prononcer là-dessus – je me demande si ce n’est pas trop accorder à l’intelligence stratégique de monsieur Thiers. D’ailleurs, il a bien failli se laisser prendre à son propre piège, si piège il y eut, car lui-même et son gouvernement, ainsi qu’une bonne partie des députés, se trouvaient encore dans la capitale le 17 mars au soir : « Lui non plus n’imaginait pas les conséquences de sa décision. Certes, il voulait le soulèvement de Paris, mais il ne l’attendait pas là ! Et les militants révolutionnaires ne s’y attendent pas non plus. Les doctrinaires socialistes, qu’ils soient proudhoniens, marxistes ou blanquistes, n’ont jamais pris suffisamment en compte le rôle des femmes et l’importance des problèmes du quotidien. La tête dans les grandes théories, le cerveau embrumé d’économie politique, ils oublient de regarder au ras des pâquerettes. »
Bref. Que fait Rigault ? Eh bien, comme les autres : il se laisse surprendre. Et, la première surprise passée, il rejoint son poste à la préfecture de police. Sa première mesure est la libération de tous les prisonniers politiques, parmi lesquels de nombreux blanquistes. Le directeur du dépôt, Coré s’en vient récriminer auprès de Rigault, lequel le fait conduire… au dépôt. Je ne peux ni ne veux revenir ici en détail sur l’action de Rigault chef de la police, puis procureur de la Commune. « Je ne fais pas la justice, disait-il, je fais la révolution. » Toujours est-il qu’il se montra plutôt indulgent, à l’instar de ses camarades communards. On a beaucoup glosé sur les otages, dont l’archevêque de Paris. Il semble que Rigault, bien naïf sur ce coup-là, ait compté sur eux comme monnaie d’échange avec Blanqui, enfermé alors au fort du Taureau, à Morlaix. Pour rien au monde Thiers ne l’aurait lâché – car il savait que le Vieux avait l’expérience qui manquait à ses jeunes partisans. Et puis, l’« athée pratique[1] » ne pouvait que se réjouir de ce qui arrivait à monseigneur Darboy et quelques autres, et qui lui assurait le soutien de la province en majorité rurale et catholique, horrifiée par les exactions des « communeux ». Rigault avait bien songé à monter une opération pour libérer Blanqui, mais il aurait fallu de l’or, afin d’acheter les complicités nécessaires. Or la Commune n’en n’avait pas. Ou plutôt, elle ne voulut pas en avoir. Selon Willette, « il semble bien que Raoul Rigault ait été le seul à entrevoir l’importance des établissements bancaires ». En compagnie d’un petit commando, il fit rendre gorge aux compagnies de chemin de fer qui prétendaient ne pas savoir à qui payer les redevances dues à Paris. Il n’hésita pas non plus à s’emparer de la Caisse des dépôts et consignations. Mais le gros morceau restait la Banque de France. On sait que Marx, beaucoup plus tard, et probablement inspiré par la lecture des Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris, de Jules Andrieu[2], critiquera les Communards pour ne pas l’avoir investie. Mais l’hypothèse de Willette reste juste sur le plan pratique : car si Jules Andrieu a évoqué cette possibilité dans ses Notes rédigées après la Commune, on ne voit nulle part qu’il ait suggéré de la mettre en pratique pendant. Or c’est bien ce que tenta de faire Rigault, mais il eut le tort de ne pas s’en charger en personne. En effet, l’opération, confiée à Le Moussu, graveur-mécanicien devenu commissaire de police, assisté du bataillon des Vengeurs de Flourens, commandé par Greffier, échoua du fait de l’intervention d’un bataillon « de l’ordre » commandé par Beslay, doyen de la Commune. Le Moussu n’eut pas le culot de bousculer ce Beslay, pourtant un fameux condensé des équivoques de la Commune, celui-là : député en 1848, il avait soutenu le général Cavaignac dans son massacre des ouvriers lors des journées de juin ; il confirmera tous les soupçons que l’on pouvait nourrir à son endroit en quittant Paris durant la semaine sanglante muni d’un passeport signé de… monsieur Thiers !
Raoul Rigault fut assassiné rue Gay-Lussac le 24 mai par un officier versaillais. Les forces de la réaction n’avaient pas eu de mal à le repérer, car ce matin-là, lui qui avait toujours été allergique aux uniformes, il avait enfilé pour la première fois un uniforme de commandant de la Garde nationale. « Je me suis galonné exprès pour aujourd’hui, explique-t-il à un camarade, pour faire honte à ceux qui cachent leur uniforme. Et si on meurt, ajoute-il en riant, il faut au moins mourir proprement. Ça sert pour la prochaine. » Fait prisonnier par des soldats du 17e bataillon de chasseurs à pied, il est amené devant un officier qui lui ordonne de crier « Vive Versailles » en lui appliquant son revolver sur la tempe. « Vous êtes des assassins ! Vive la Commune ! », répond Rigault. Il s’écroule, le crâne fracassé, « sa tête qui pleure le sang », comme écrira son amie Louise Michel.
Des années durant courront des rumeurs : Rigault a été vu ici, et encore là, ou là-bas ? Son fantôme effraie les bourgeois et redonne du courage aux prolétaires. C’est dire qu’il n’aura pas vécu pour rien. C’est dire aussi que ce serait une bonne action que de rééditer cet essai biographique rageur et joyeux comme lui, l’un des nombreux héros méconnus de notre histoire révolutionnaire.
[1] C’est Jules Andrieu, autre ancien communard, qui qualifie Thiers ainsi dans Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris, Libertalia, Paris 2016. Cf. ma note de lecture sur les Notes.
[2] Idem, postface de Maximilien Rubel.