Préface d’Alain Gresh. Éditions Syllepse, Paris, 2015.
Cet essai inachevé d’Ilan Halevi (décédé en 2013) est préfacé par Alain Gresh dont on peut retrouver régulièrement les analyses en ligne sur le blog Nouvelles d’Orient du Monde Diplomatique, ou sur les excellents sites Orient XXI et Contre-Attaque(s), entre autres (ce dernier site, d’ailleurs, a publié le premier chapitre de L’Effet miroir). « Ayant fait des choix improbables toute sa vie, écrit Gresh, ayant assumé des ruptures avec ses attaches “tribales”, ayant choisi la cause palestinienne et rejoint le Fatah, l’organisation de Yasser Arafat, lui qui était né juif, Ilan Halevi peut encore nous surprendre. » En effet, il « ose », comme le dit encore Alain Gresh, « dresser un parallèle entre l’antisémitisme, dont il avait eu personnellement à souffrir à sa naissance sous l’Occupation, et l’islamophobie dont le cancer s’étend au sein de la classe politique, des intellectuels, qu’ils soient de gauche comme de droite. » Ou, pour reprendre les termes de l’auteur lui-même : « Nous avons fermement l’intention de montrer que l’islamophobie, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à sa tante maternelle, la judéophobie (“l’antisémitisme”), fonctionne de la même façon, joue un rôle comparable, et qu’elle en est une excroissance et un développement. Mieux, que toute tentative de se mesurer à l’une sans prendre l’autre à bras-le-corps est par définition futile, car l’islamophobie, sous-catégorie du racisme en général, apparaît dans la nature sociale comme une métastase de l’antisémitisme. » « Ainsi, poursuit Halevi, il crève les yeux de tout observateur dépassionné – un cas de figure, il faut l’admettre, rare dès qu’il s’agit des uns (les juifs) comme des autres (les musulmans) – que l’islamophobie joue dans la société actuelle un rôle comparable à celui que l’antisémitisme a joué en Europe avant la Seconde Guerre mondiale. Elle fournit le terreau idéologique, le ciment discursif interclassiste sur lequel peuvent croître les nouvelles formes de fascisme. »
Comme on l’a dit, Ilan Halevi n’a pas pu achever ce livre, « rédigé principalement en 2006 […] et enrichi de quelques éléments jusqu’en 2012 », comme le précise l’éditeur en son Avertissement. C’est pourquoi il peut paraître quelque peu déséquilibré : ainsi, d’importants développements sont consacrés au « Parti de Dieu » , le Hezbollah libanais, et au Mouvement de la Résistance islamique, autrement dit le Hamas palestinien, tandis que d’autres sujets, en particulier les événements plus récents comme l’apparition de Daesh ou, plus largement, les bouleversements que connaissent le Proche-Orient depuis les dits « printemps arabes », sont très peu traités. Il s’agit cependant d’une lecture très instructive – j’ai personnellement appris beaucoup de choses sur l’histoire de ces deux mouvements, loin des clichés qu’en proposent généralement les médias mainstream. Et, au-delà de ces imperfections, l’ouvrage reste très solide sur ses bases, constituées par l’examen du racisme, de l’antisémitisme et de l’islamophobie.
Dans son troisième chapitre, « Du racisme », Ilan Halevi revient sur le racisme et sa modernité : « [Il] part évidemment de l’idée de race, de la volonté de diviser l’espèce humaine en sous-espèces douées de qualités ou de carences propres. C’est une forme pernicieuse de naturalisme appliquée au règne humain, baignant dans les illusions scientistes qui ont accompagné la révolution industrielle. On peu même dire que c’est cette prétention à la scientificité, l’inscription du discours de la haine et du mépris dans le pseudo-matérialisme de la biologie et de la génétique, qui transmue les vieilles haines enracinées dans l’effet cumulatif des conflits et des rivalités en racisme. » Halevi s’intéresse ensuite à l’histoire du racisme en France – de l’antisémitisme de la fin du XIXe, avec l’affaire Dreyfus et les « penseurs » comme Drumont (La France juive) qui furent l’une des sources du nazisme, au racisme esclavagiste lié à la traite des Noirs, puis colonial, lié à l’établissement de l’« Empire français » et enfin décolonial, lié à l’exploitation des immigrés et à la stigmatisation des nouvelles « classes dangereuses » issues de cette même immigration. C’est à ce point qu’apparaît l’islamophobie, laquelle, « au contraire de l’arabophobie, qui évoque les formes “classiques” du racisme, c’est-à-dire l’insistance sur la détermination prétendue génétique des caractères physiques ou psychiques du groupe visé, […] ne fait référence qu’à des traits “culturels”, mais [qui] sont présentés comme faisant partie d’un programme de conditionnement des individus et des sociétés non moins définitif que l’hérédité. » Ici, on voit bien la parenté avec l’antisémitisme, lequel, même s’il a voulu se présenter sous une forme scientifique, en particulier dans l’idéologie nationale-socialiste, s’appuyait d’abord et avant tout sur des énoncés d’ordre socio-culturels – les juifs et l’argent, les juifs et positions de pouvoir intellectuel, les juifs et les médias, les juifs responsables de tous les maux et en premier lieu de la guerre, etc. : ce n’est qu’une fois la « différence » ainsi créée que la méthode scientifique pouvait s’appliquer dans l’extermination des juifs. Mais cette dernière nécessitait encore une autre condition, celle de l’hégémonie de l’idéologie raciste dans la société, soit son implantation dans toutes les couches de celle-ci, ce que Halevi appelle sa « dimension interclassiste ». Cette hégémonie suppose que le racisme pénètre aussi les classes laborieuses et donc leurs organisations (le « mouvement ouvrier », comme on disait alors). Halevi en voit une « illustration éclatante » dans le « sionisme travailliste » : « c’est ce [qu’il] appelle le social-colonialisme et ce que l’historiographie sioniste elle-même appelle la “colonisation ouvrière” (hahitiashvouth ha-ovedet). Contrairement à la colonisation industrielle des tsars sur les terres des Bachkirs ou des Kalmouks, lorsque Catherine II installait là, à des fins de russification, des “serfs d’usine”, ou à la déportation des communards en Algérie, la colonisation ouvrière sioniste est un mouvement colonial dirigé par les organisations ouvrières : le capital de l’État colon israélien appartient, depuis sa fondation, à la centrale syndicale, la Hisradouth, qui possède plusieurs trusts, dont l’entreprise de construction Solel Boneh, et la compagnie de production et de distribution de produits laitiers, Tnuva. La centrale gère aussi l’équivalent de la Sécurité sociale, la Kupat Holim. C’est également, jusqu’à ce jour, le plus gros employeur du pays. »
Halevi insiste encore un peu plus loin sur « l’importance et la virulence » de la dimension interclassiste du phénomène raciste. Car, dit-il, « c’est elle qui donne au phantasme exterminateur son espace social, mais aussi ses jambes, sa piétaille, sa chair à canon, ses exécutants, ses sections d’assaut et ses héros de première ligne. » Et il avertit : « Que l’on considère un instant la bonne conscience qui baigne l’islamophobie contemporaine et l’importance de sa composante “éclairée”, “progressiste” et “émancipatrice”, pour prendre la mesure de cette troublante ressemblance [avec l’antisémitisme], paroxysme de l’effet miroir […] »
On trouvera encore beaucoup d’autres choses dans ce livre, par exemple l’histoire troublante de la résolution 799 de l’Assemblée générale de l’ONU, adoptée en 1975, et qui affirme que le sionisme est « une forme de racisme et de discrimination raciale ». À l’époque, c’était l’alliance entre les pays du bloc soviétique et les non-alignés qui avait permis ce vote. Mais, nous dit Halevi, « ce que peu savent, c’est que cette résolution avait été présentée par le président égyptien Anouar el-Sadate au sein du Groupe arabe pour faire échec à un projet irakien de résolution demandant l’exclusion d’Israël de l’organisation internationale. » Ce même Sadate qui signerait un peu plus tard une paix séparée avec Israël. Depuis, le vent a tourné : l’Urss a disparu, et aussi le camp des non-alignés. L’Assemblée générale de l’ONU a voté en 1993 l’abrogation pure et simple de la résolution 799 et « aujourd’hui [Halevi écrit ces lignes en 2006], dans le discours public dominant en Europe et aux États-Unis, accuser le sionisme de constituer une forme de racisme est considéré comme une forme d’antisémitisme ».
En somme, L’Effet miroir, outre une mise au point vigoureuse sur ce que sont le racisme, l’antisémitisme et l’islamophobie, est un ouvrage qui fourmille d’informations et d’éclairages historiques aussi intéressants qu’importants. Je ne peux que recommander chaudement la lecture de ce livre, y compris d’ailleurs de son Avant-propos, texte touchant et éclairant à la fois sur la personnalité de l’auteur par sa fille Mariam A., et de sa préface (qu’on peut lire en ligne ici) signée par le toujours lucide et pertinent Alain Gresh.