
Je ne suis pas sûr qu’Ailton Krenak ait été influencé par le Be water de Bruce Lee. Difficile pourtant de ne pas penser à ce dernier en lisant les derniers mots de « Salutations aux fleuves », le premier des cinq textes qui composent Futur ancestral : « Soyons eau, dans la matière et dans l’esprit, dans notre façon de nous mouvoir et dans notre capacité à changer de direction, ou nous serons perdus. » Comme les deux autres livres du même auteur[1] dont je traite dans cette petite trilogie – Idées pour retarder la fin du monde[2] et Le Réveil des peuples de la Terre[3] – ce recueil a été composé à partir de transcriptions d’entretiens et de conférences, ici de 2020 et 2021 et rassemblées par Rita Carelli.
Les « Salutations aux fleuves » sont tout à la fois un poème offert en hommage à « ces êtres qui ont toujours habité les mondes sous différentes formes, qui […] ont suggéré [à l’auteur] que, s’il y avait un futur à envisager, ce futur serait ancestral, car il est déjà là », une esquisse de la façon dont les indigènes qui vivent avec eux se représentent le monde et eux-mêmes, et comme toujours chez Krenak, une réflexion critique sans concession sur la civilisation urbaine qui emprisonne les fleuves derrière des barrages gigantesques, les asphyxie de ses déchets et pour finir les recouvre de ciment et d’asphalte et les transforme en égouts à l’usage des mégapoles.
Les anciens de notre peuple avaient l’habitude de plonger les bébés de trente ou quarante jours dans le Watu, en récitant les mots : « Rakandu, nakandu, nakandu, rakandu. » C’était tout, les enfants étaient alors protégés contre les parasites, les maladies et toute autre forme d’agression. (p. 22)
Oui, mais voilà, la planète vit aujourd’hui à l’heure des « Villes, pandémies et autres gadgets » – titre d’un autre texte de ce recueil. Krenak y déplore tout d’abord « notre adaptation psychologique à l’environnement virtuel, qui s’est accentuée pendant cette période [de la pandémie de Covid-19] ». Lui-même, poursuit-il, s’est « rendu compte [qu’il s’était] trop exposé, abusé par cette technologie, et [a] observé qu’elle pouvait susciter en nous une grande illusion de résultats et d’efficacité. On se consacre pendant plusieurs heures à cet environnement en pensant qu’on fait bouger quelque chose mais en réalité, on peut y passer sa vie sans que rien ne bouge » (p. 39-40).
Dans un futur pas si lointain, nous serons tous transformés en spectateurs. Nous n’aurons plus rien à faire : nous nous connecterons au réveil, comme un travailleur qui pointe, puis nous nous déconnecterons quand il sera l’heure de dormir. [En ce qui concerne une partie toujours plus grande d’entre nous, ici en Europe, on pourrait mettre cette phrase au présent, non ?] Et toute la vie nous pourrons consommer tout ce que nous voudrons, parce que le capitalisme y pourvoira ! Un jour la femme de lettres Conceição Evaristo a repris cette formule incroyable : les gens considèrent qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. C’est vrai, nous nous sommes faits à l’idée qu’il était impossible d’en finir avec le capitalisme, bien au contraire : il nous pousse à consommer toute sorte de choses, et nous allons nous retrouver avec tellement de nourriture, de boisson, tellement de tout, que nous ne manquerons plus jamais de rien. Et c’est ainsi que se poursuit notre vie piégée dans les métropoles, gouvernés par cette idée absurde. (p. 40)
Dans son livre Hypnocratie[4], Jianwei Xun parle plutôt de transe – mais j’ai l’impression qu’ielles[5] parle de la même chose :
L’Hypnocratie est […] la forme parfaite du capitalisme à l’ère numérique : un système où les pouvoirs économique, politique et technologique convergent dans leur capacité d’induire, de maintenir et de moduler des états de transe à l’échelle mondiale (Introduction, p. 12).
Krenak poursuit ainsi « Villes, pandémies et autres gadgets » :
Eduardo Viveiros de Castro a écrit un texte intitulé « Les involontaires de la patrie », je voudrais poursuivre cette idée en disant que nous sommes tous en train de devenir des involontaires d’un monde qui a naturalisé mille gadgets [traquitanas] comme des extensions de nous-mêmes. Le progrès nous commande et nous avançons en pilotage automatique tout en dévorant furieusement la planète.
La ville est devenue le point noir de la civilisation. Le corps de la Terre ne supporte plus les villes, du moins ne supporte plus celles qui s’inscrivent dans la continuité des pólis du monde antique, avec une population protégée par des murs et le reste dehors[6] – qui peut être aussi bien des bêtes sauvages que des indigènes, des quilombolas, des ribeirinhos, des beiradeiros[7]. Et on trouve toujours des gens qui n’ont pas honte de dire que le Brésil est à l’avant-garde de la production d’énergie propre. Qu’est-ce que c’est que cette histoire, plus une goutte d’eau ne sortirait de ces barrages hydroélectriques de Tucuruí, Balbina, Belo Monte, Santo Antônio et Jirau, si l’on devait tenir compte du sang qu’ils ont fait couler. (p. 41-42)
Justement : en novembre 2015, la rupture du barrage de la mine de Samarco Mineração à Fundão a déversé 60 millions de tonnes de boue toxique dans le rio Doce (Watu), à quoi il faut ajouter la rupture du réservoir de déchets miniers de Córrego de Feijão à Brumadinho, qui a causé la mort de 265 personnes.
Aujourd’hui, le corps du Watu est plein de mercure auquel s’ajoute une longue liste de poisons issus de l’exploitation minière, et le fleuve, fatigué, s’est replié sur lui-même.
[…] en transformant l’eau en égout, celle-ci tombe dans le coma, et il se peut qu’elle ait besoin de beaucoup de temps pour revenir à la vie. Ce que nous faisons en souillant les eaux qui sont présentes sur Terre depuis des milliards d’années, c’est mettre fin à notre propre existence. L’eau continuera d’exister dans la biosphère et, lentement, elle va se régénérer, car les fleuves ont ce don. Nous, notre existence est si éphémère que nous allons finir secs, comme des ennemis de l’eau alors même qu’on nous a appris que notre corps est constitué d’eau à 70%. En me déshydratant complètement, il ne restera que quelques kilogrammes d’os. Voilà pourquoi je dis : respectez l’eau et apprenez son langage. Écoutons la voix des fleuves, car ils parlent. Soyons eau, dans la matière et dans l’esprit, dans notre façon de nous mouvoir et dans notre capacité à changer de direction, sinon nous serons perdus. (« Salutations aux fleuves », p. 28, 30)
Cette dernière phrase montre assez que Krenak ne se résigne pas à subir les catastrophes successives qui sont la marque du capitalocène. Mais il jette aussi un regard lucide sur la situation :
L’urbanisation du Brésil a été tardive. C’est dans les années 1960 et 1970 que les gens ont été incités à quitter les champs pour rejoindre les centres urbains, ce qui a entraîné un grand exode rural. Nombreux sont ceux, en réalité, qui ont été contraints de quitter la campagne pour libérer les terres pour l’agro-industrie. Ils se sont retrouvés dans les villes à mourir de faim. Selon Eduardo Viveiros de Castro, le Brésil s’est spécialisé dans la production de pauvres. Notre technologie en matière de production de la pauvreté obéit plus ou moins à la procédure suivante : nous prenons des gens qui vivent de la pêche ou de la récolte de fruits, nous les arrachons à leur territoire et nous les jetons dans la périphérie des villes, où ils ne pourront plus jamais attraper un poisson pour manger parce que la rivière qui traverse leur quartier est contaminée. Si on arrache un Yanomami à la forêt, où il dispose d’eau, de nourriture et d’autonomie, et qu’on le met à Boa Vista, on produit de la pauvreté. Si on expulse les gens de la Volta Grande di Xingu pour construire un barrage hydroélectrique et qu’on les envoie quelque part à Altamira, on en fait des pauvres[8].
J’ai déjà parlé dans le premier volet cette trilogie (« Be water ») de la description par Marx de l’accumulation originelle (ou primitive). On n’en sort pas.
L’accumulation primitive, qui est la première phase du capitalisme en Europe de la fin du Moyen Âge jusqu’au milieu du XIXe siècle, a trouvé dans l’expropriation des paysans en Angleterre et sur le continent la meilleure méthode pour transformer massivement les moyens de production et les forces de travail en capital. Or le capital pratique aujourd’hui encore ce système sur une échelle autrement plus large, par la politique coloniale. Il est illusoire d’espérer que le capitalisme se contentera jamais des moyens de production qu’il peut acquérir par la voie de l’échange de marchandises. Le capital se heurte d’abord au fait que sur des territoires immenses de la surface exploitable de la terre, les forces productives sont enchaînées dans des formations sociales ne pratiquant pas l’échange ou la vente parce que les formes économiques ou la structure sociale l’interdisent. C’est le cas notamment de la terre avec ses richesses minérales, ses prairies, ses forêts et ses eaux […] Le capital ne connaît d’autre solution à ce problème que la violence, qui est une méthode permanente de l’accumulation comme processus historique depuis son origine jusqu’à aujourd’hui[9].
Rosa Luxemburg, qui écrivait ceci dans L’Accumulation du capital. Contribution à l’explication économique de l’impérialisme, donnait ensuite des « exemples classiques de l’emploi de ces méthodes [de destruction des structures sociales des sociétés primitives] dans les colonies » en traitant « de la politique des Anglais aux Indes et [de] celle des Français en Algérie ». Si je lis bien Ailton Krenak, Davi Kopenawa ou encore Eliane Brum, Rosa aurait aussi bien pu écrire sur le Brésil (elle l’a peut-être fait d’ailleurs, j’avoue que je n’ai pas tout lu de ses œuvres complètes) – et elle pourrait toujours le prendre comme « exemple classique » si elle vivait encore aujourd’hui… En tout cas, elle savait déjà que pour les « sociétés primitives, […] il s’agit d’une question de vie ou de mort, [et qu’elles] n’ont d’autre ressource que la résistance et la lutte à mort jusqu’à l’épuisement total ou l’anéantissement[10] ».
Mais alors, « Comment percer les murs des villes ? » se demande Ailton Krenak.
Quelle pourrait être l’implication des communautés humaines qui vivent en forêt vis-à-vis de celles qui sont enfermées dans les villes ? Car si nous parvenons à faire en sorte que les forêts continuent à exister dans le monde, elles abriteront des communautés humaines. On découvre dans un rapport publié par l’organisation World Wild Fund for Nature que 1,4 milliards de personnes dans le monde dépendent de la forêt dans le sens où leur activité économique en dépend. Je ne parle pas des sociétés d’exploitation forestière, non, je parle d’une économie dans laquelle les humains ont besoin de la forêt pour vivre. (« Villes, pandémies et autres gadgets », p. 48)
Il y a déjà longtemps que le leader indigène pose ces questions et propose des réponses. Cette histoire se confond avec celle de sa vie, que nous aborderons dans la troisième partie de cette Trilogie, consacrée au Réveil des peuples de la Terre.
Ce mercredi 20 mai 2025, franz himmelbauer pour Antiopées.
[1] Tous les trois sont traduits du portugais (Brésil) par Julien Pallotta et publiés par les éditions Dehors en mai 2025, sauf Idées… qui est une réédition (première édition chez Dehors en 2020).
[2] Voir « Nous avons toujours été en guerre » sur Antiopées ou Lundi matin.
[3] Note à paraître incessamment sous peu sur les mêmes sites.
[4] Jianwei Xun, Hypnocratie. Trump, Musk et la fabrique du réel, Philosophie magazine Éditeur, 2025.
[5] « Ielles » parce que Jianwei Xun est celui qui rapporte, en quelque sorte, les résultats d’un « dialogue philosophique maïeutique » entre Andrea Colamedici, philosophe italien, et des « intelligences artificielles (Claude Sonnet 3.5 et ChatGPT-40 en particulier) » (Postface à l’édition française, p. 139).
[6] Ce qui ressemble assez fortement à la dystopie décrite par Zamiatine dans Nous autres – oui, je sais, les dernières traductions préfèrent Nous, tout simplement, mais je dois avouer que je ne les ai pas encore lues. Je me réfère donc à celle de B. Cauvet-Duhamel, publiée dans la collection L’Imaginaire chez Gallimard.
[7] Quilombolas : habitants des quilombos, communautés formées par des esclaves fugitifs dans les arrières-pays ; ribeirinhos : ceux qui vivent au bord des fleuves, de pêche et de petits élevages ; beiradeiros : qui vivent dans la précarité en périphérie des villes.
[8] « La conversion des peuples-forêt en pauvres » est le titre d’un chapitre du très beau – et très dur – récit d’Eliane Brum, Banzeiro Òkòtó. Amazonie, le centre du monde, traduit du portugais (Brésil) par Marine Duval et publié en 2024 par les Éditions du sous-sol. Un point de vue « blanc » qui converge en tous points avec celui de l’indigène Ailton Krenak. Il vaut le détour.
[9] Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital. Contribution à l’explication économique de l’impérialisme (II), trad. de l’allemand d’Irène Petit, in Œuvres IV, François Maspero Éditeur (PCM), p. 41-42.
[10] Ibid., p. 42.