Ailton Krenak est ce que les Blancs (les Brésiliens et avec eux les autres Blancs) appellent un « Indien ». Parce que les « découvreurs » espagnols et portugais de l’Amérique, partis chercher une nouvelle route des Indes, avaient cru les avoir trouvées en abordant qui dans les Caraïbes, qui sur les côtes de ce qui allait devenir le Brésil, les gens qu’ils rencontrèrent là-bas étaient forcément des Indiens. Mais « le Brésil n’a jamais existé », affirme Ailton Krenak, « le Brésil est une invention. Elle est née précisément de l’invasion, d’abord par les Portugais, poursuivie par les Hollandais, puis encore par les Français, qui se sont tous passés le mot d’ordre pour ne jamais interrompre cette invasion ». Il faut prêter l’oreille à ces derniers mots : l’invasion se poursuit. Il s’agit d’un génocide – pardon, de dizaines de génocides, puisque l’on parle ici de dizaines de peuples exterminés par le fer et le feu, et aussi par les virus et autres bactéries apportées par les envahisseurs. On commence à le savoir. Ce que le monde blanc n’a pas encore admis, c’est qu’en prolongeant cette invasion et ce cosmocide, il prépare lui-même les conditions de sa propre perte – peut-être aussi celle de ce qu’il nomme « l’humanité », laquelle, pour Krenak, n’existe pas plus que le Brésil.
« Ailton Krenak est né en 1953 dans la vallée du rio Doce, dans l’État du Minas Gerais situé dans les hautes terres au sud-est du Brésil, territoire du peuple Krenak auquel il appartient et dont l’environnement a tété profondément affecté par les activités d’extractions minières. » (Extrait de sa présentation par son éditeur français : Dehors) Il est une des quelques figures connues au niveau international des luttes indigènes[1] au Brésil. « […] sa voix, ajoute Els Lagrou[2] dans sa postface au Réveil des peuples de la Terre, est devenue une référence incontournable pour une partie de la population brésilienne. Ses livres sont lus dans les écoles et cités dans entretiens diffusés sur de grandes chaînes de télévision. » Cette notoriété lui vient de son engagement dans la lutte pour la reconnaissance de l’existence des peuples indigènes. « Nous avons toujours été en guerre », dit-il dans l’entretien déjà cité plus haut. Sa vie personnelle s’est inscrite dans cette guerre. C’est ce que l’on découvre en lisant les textes qui composent Le Réveil des peuples de la Terre. Dans ces entretiens, Krenak raconte en effet comment il a lui-même participé à l’organisation de la lutte puis à sa représentation au niveau national du Brésil, d’abord, et au niveau international, ensuite. Et cela donne un livre absolument passionnant, comme les deux autres que publient (et republient[3]) en même temps les éditions Dehors. Si bien que je me retrouve devant la même difficulté que Viveiros de Castro qui commençait ainsi sa préface :
Difficile de dire quelque chose de plus sur des textes qui disent déjà tout, comme c’est le cas avec ces entretiens d’Ailton Krenak, l’un des plus grands leaders politiques et intellectuels qui ait surgi lors du réveil des peuples indigènes au Brésil à partir de la fin des années 1970. La tentation de ne faire que des citations, de souligner certains passages mémorables, est grande, ce qui rendrait cette préface très longue, car il sont nombreux. Il serait sans doute préférable de recommander au lecteur de sauter cette présentation pour se rendre tout de suite au logos du livre. (C’est ce que disent toutes les préfaces de livres qui n’en ont pas besoin.) (Le Réveil…, p. 13)
J’ai en effet crayonné quasiment une page sur deux de ces trois bouquins, et je serais bien en peine de rapporter tous ces passages…

Je ne m’attarderai pas sur Idées pour retarder la fin du monde, puisque Jean-Christophe Goddard en a déjà rendu compte dans Lundi matin lors de sa première édition française. Je voudrais quand même insister sur deux ou trois idées qui m’ont frappé. Tout d’abord, dans le premier des deux textes qui composent l’ouvrage[4], et qui lui donne son titre, Krenak se demande « comment, au long de ces derniers deux ou trois mille ans, en sommes-nous venus à construire l’idée d’humanité ? N’est-elle pas à l’origine des mauvais choix que nous faisons et qui ont justifié l’usage de tant de violence dans l’histoire ? » Et d’insister, un peu plus loin : « Sommes-nous vraiment une humanité ? » Évidemment, j’ai souligné ça avec mon crayon, me demandant à quoi me renvoyait cette réflexion… Et j’ai pensé à Michel Foucault dans Les Mots et les Choses. Je ne citerai pas ici les derniers mots de ce maître-livre, fort connus déjà (« L’homme est une invention récente dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine », etc. Mais plutôt ceux-ci, issus de la dernière section du chapitre IX, laquelle porte ce titre intéressant : « Le sommeil anthropologique ».
À tous ceux qui veulent encore parler de l’homme, de son règne ou de sa libération, à tous ceux qui posent encore des questions sur ce qu’est l’homme en son essence, à tous ceux qui veulent partir de lui pour avoir accès à la vérité, à tous ceux en revanche qui reconduisent toute connaissance aux vérités de l’homme lui-même, à tous ceux qui ne veulent pas formaliser sans anthropologiser, qui ne veulent pas mythologiser sans démystifier, qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c’est l’homme qui pense, à toutes ces formes de réflexion gauches et gauchies, on ne peut qu’opposer un rire philosophique – c’est-à-dire, pour une certaine part, silencieux[5].
Et voici une histoire que raconte Krenak au cours de cette même conférence et qui, tout en résonnant avec le « rire philosophique » foucaldien, me semble venir illustrer assez concrètement ce que recouvre cette question de « l’humanité » :
Un chercheur européen du début du XXe siècle qui sillonnait les États-Unis s’était retrouvé en territoire Hopi. Il recherchait quelqu’un au village qui pourrait lui faciliter la rencontre avec une ancienne dont il voulait réaliser un entretien. Quand finalement il put la rencontrer, celle-ci se tenait immobile près d’un rocher. Après un certain temps d’attente le chercheur finit par dire : — Elle ne va pas parler avec moi ? Ce à quoi la personne qui avait facilité cette rencontre répondit : — Elle parle avec sa sœur. — Mais c’est une pierre, rétorqua le chercheur. Et le camarade dit : — En effet, où est le problème ? (Idées…, p. 24)
Krenak poursuit en ajoutant qu’un peu partout dans le monde, on trouve des gens qui parlent avec les pierres, ou avec les montagnes. Et il nous pose la question suivante : « pourquoi ces récits ne nous enthousiasment-ils pas ? Pourquoi faisons nous le choix de les désavouer ou de les réfuter au profit d’un récit globalisant et superficiel, en nous efforçant de nous raconter, à tous, la même histoire ? » (Idées… p. 25) La réponse est simple, d’une simplicité terrifiante : il s’agit de séparer les humains de la Terre – d’en faire des producteurs et des consommateurs – ce que Marx a décrit comme procès d’accumulation primitive (aujourd’hui on traduit plutôt « originelle », mais dans ce contexte, « primitive » me plaît bien…), un procès qui se poursuit aujourd’hui de façon toujours aussi cruelle en Amazonie et ailleurs. Un procès qui précipite chaque jour, sinon la fin du monde, la fin d’un monde : ainsi,
En 2015, le Watu, ce fleuve qui a accompagné notre vie et celle de nos ancêtres sur les rives du rio Doce, qui s’écoule entre l’État du Minas Gerais et l’État d’Espírito Santo, a été entièrement contaminé par un matériau toxique sur une étendue de plus de six cent kilomètres. La rupture de deux barrages de contention de déchets miniers nous a rendus orphelins en plongeant le fleuve dans le coma et nous à sa suite. Ce crime – qui ne peut être appelé un accident – a affecté nos vies de manière si radicale, que cela nous a plongés dans les conditions réelles d’un monde qui a pris fin. (« Du rêve et de la terre », in Idées…, p. 39)
Pourtant, Ailton Krenak et son peuple ne se sont pas résignés à disparaître – ils commencent à avoir une certaine expérience de la fin du monde, depuis cinq cents ans déjà… Krenak se réfère, entre autres, au livre de Davi Kopenawa, La Chute du ciel, qui « a le pouvoir de nous montrer, à nous qui nous enfonçons dans cette espèce de fin du monde, la façon dont un ensemble de cultures et de peuples sont aujourd’hui encore capables d’habiter sur cette planète en partageant une cosmovision complètement différente, en vivant dans leurs milieux de telle manière que chaque chose est pourvue de sens ». (Idées… p. 29) Mais.
Notre époque s’est spécialisée dans la création du manque : de sens pour la vie en société, de sens pour l’expérience de la vie elle-même. Cela engendre une très grande intolérance à l’égard de quiconque est encore capable d’éprouver le plaisir d’être en vie, de danser, de chanter. Et il y a plein de petites constellations de gens éparpillés dans le monde qui dansent, chantent, font tomber la pluie. Le genre d’humanité zombie que nous sommes appelés à intégrer ne tolère pas tant de plaisir, tant de jouissance de la vie. Alors il ne leur reste, comme moyen de nous faire abandonner nos propres rêves, qu’à prêcher la fin du monde. Ma provocation concernant les idées pour retarder la fin du monde suggère très exactement ceci : développons nos forces à pouvoir toujours raconter une histoire de plus, un autre récit. Si nous y parvenons, alors nous retarderons la fin du monde. (Idées…, p. 30)
Ça ne vous rappelle rien ? Alors c’est que vous n’avez pas encore lu les Mille et une Nuits. C’est une chance : de beaux moments de lecture en perspective…
Mais je m’égare – et je m’aperçois que j’en suis encore à parler du premier de ces trois livres – et de plus, de celui qui est une réédition… Je crains que cette note devienne indigeste, aussi je crois que je vais l’interrompre ici. Considérez donc qu’il s’agit d’une première partie – à suivre.
Ce dimanche 18 mai 2005, franz himmelbauer pour Antiopées.
[1] Dans l’« Avertissement », inséré au début du Réveil des peuples de la Terre, Julien Pallotta, auteur des impeccables traductions des trois livres commentés ici, précise la raison de l’usage du terme indigène pour traduire le portugais indígena : « En français, on lui préfère généralement « autochtone » pour éviter toute référence à la période coloniale et en particulier au Code de l’indigénat qui régissait le statut des sujets autochtones dans l’empire colonial français aux XIXe et XXe siècles. Notre décision part du fait que l’on retrouve un usage systématique et omniprésent du terme indígena aussi bien dans les paroles Ailton Krenak que dans l’histoire des luttes du peuple autochtone du Brésil. Préférer autochtone à indigène nous aurait conduits à introduire dans leur langage une histoire politique et une forme d’anachronisme qui nous donnait la sensation de manquer de fidélité à leur propre appropriation et à leur propre critique du terme indígena. »
[2] Els Lagrou est une anthropologue brésilienne que les éditions Dehors ont sollicitée afin d’ajouter une postface « actualisée » (écrite en mars 2025) au Réveil des peuples de la Terre, recueil d’entretiens donnés par Ailton Krenak entre 1984 et 2013, édité au Brésil en 2015, avec une préface d’Eduardo Viveiros de Castro qui figure aussi dans l’édition française.
[3] Idées pour retarder la fin du monde, dont l’édition originale brésilienne date de 2019, avait déjà été publié en version française une première fois par les éditions Dehors en 2020. Jean-Christophe Goddard en avait rendu compte dans Lundi matin #250. En même temps que celui-ci et que Le Réveil des peuples de la Terre, les éditions Dehors publient Futur ancestral. Ce petit livre comprend cinq textes qui datent des années 2020-2021.
[4] Il convient de préciser ici que la plupart des textes des trois livres dont nous parlerons ici sont des transcriptions de conférences ou d’entretiens accordés à divers médias par Ailton Krenak qui, me paraît-il, se fie plus à la parole ailée (qui s’envolent) qu’aux mots écrits (et leur lest de plomb).
[5] Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966, coll. Tel, partie II, chap. IX, « L’homme et ses doubles », p. 353-354.