La diagonale du pire : quand l’extrême droite rencontre l’au-delà de l’extrême

Naomi Klein, Le Double. Voyage dans le Monde miroir, Actes Sud, 2024

« Klein a été attaquée à plusieurs reprises ou, dans d’autres circonstances, félicitée sur les réseaux sociaux pour des déclarations et des positions qui n’étaient pas les siennes, avec lesquelles elle était même en complet désaccord. On la confondait avec une autre auteure, Naomi Wolf, sa doppelgänger. En allemand, ce mot signifie « sosie », mais littéralement il désigne un double vivant. Selon le dictionnaire des frères Grimm, “Le doppelgänger est un être double, à l’apparence identique, capable de se trouver à deux endroits différents”. Quelqu’un qui apparaît à notre place, là où nous ne sommes pas. » Qui suit assidûment Lundi matin aura peut-être reconnu dans cette citation un extrait de « Quelque chose de grave se passe dans le ciel », de Wu Ming 1, publié par notre hebdo préféré le 23 septembre dernier (# 444). Un peu plus loin, après une brève présentation du livre de Naomi Klein, Wu Ming 1 ajoute qu’« il mérite d’être lu ». J’apprécie énormément Wu Ming, (l’1 et les autres : Q comme complot, Ovni 78[1]) : ni une ni deux, j’ai lu le Doppelgänger[2] de Naomi Klein.

Je poursuis la présentation synthétique que donne Wu Ming 1 dans le texte publié sur Lundi matin :

Théoricienne féministe, amie des Clinton et star des salons libéraux de Washington, Wolf a subi une métamorphose au cours des dernières années. Aujourd’hui, elle collabore avec l’agitateur de droite Steve Bannon et propage ardemment des fantasmes de complot, en particulier sur les traînées chimiques [ou chemtrails[3], ces nuées blanches que laissent les avions dans leur sillage], la guerre climatique et les vaccins. Par exemple, elle a plusieurs fois photographié des nuages aux « comportements étranges », concluant qu’ils faisaient partie d’un plan de la NASA pour répandre « de l’aluminium dans le monde entier », afin de provoquer des « épidémies de démence ».

L’hyperactivisme de Wolf pendant la pandémie de Covid-19 a augmenté la fréquence des confusions. Klein ne s’est pas contentée de s’agacer de la situation, mais a décidé d’approfondir, de comprendre pourquoi on la confondait si souvent avec « l’Autre Naomi », comme elle la surnomme dans son livre. Elle s’est rapidement rendu compte que presque chaque prise de position de Wolf semblait être le reflet déformé d’une de ses analyses ou investigations, qu’il s’agisse de « shock economy », de géo-ingénierie, d’abus de l’industrie pharmaceutique ou autre. Puis en élargissant le champ de l’enquête, elle découvrit l’ampleur de ce qu’elle appelle « le monde miroir ».

Autant vous dire tout de suite que ce livre m’a vraiment intéressé. Je vais tâcher ici de vous expliquer pourquoi. Mais commençons par la présentation qu’en donne elle-même Naomi Klein en introduction :

Ce livre n’est pas une biographie de l’autre Naomi , ni une tentative de diagnostic psychanalytique de ses excentricités. J’y utilise ma propre expérience du double – le préjudice subi et les leçons que j’en ai tirées : sur moi, sur elle, sur nous – pour m’orienter au sein de ce que j’en suis venue à appréhender comme notre culture du double. Une culture envahie par diverses formes de (dé)doublement et où tous ceux qui entretiennent en ligne l’existence d’un personnage ou d’un avatar fabriquent leur propre double – une représentation virtuelle d’eux-mêmes à destination des autres. Une culture dans laquelle beaucoup en sont venus à se penser comme des marques, se forgeant une identité cloisonnée, qui leur correspond sans leur correspondre, un double qu’ils interprètent inlassablement dans l’éther numérique, comme un prix à payer pour se faire une place dans l’économie – si vorace – de l’attention. […]

Au début, je n’ai cru voir dans le monde de mon double qu’une escroquerie sans lendemain. Mais, avec le temps, j’ai eu la très nette impression d’assister en direct à la naissance d’une nouvelle et dangereuse formation politique, avec ses alliances, sa vision du monde, ses slogans, ses ennemis, ses mots codés, ses zones interdites et, surtout, son plan de campagne pour prendre le pouvoir.

Il m’est apparu alors que tout cela avait partie liée avec un autre genre de doublement, plus inquiétant encore : la manière dont, tout au long de l’histoire, les concepts de race, d’ethnicité et de sexe n’ont eu de cesse de créer de sombres doubles pour des catégories entières de populations, cataloguées comme « sauvages », « terroristes », « voleurs », « putains », « objets de propriété ». Ce qui nous mène à ma découverte la plus glaçante : il n’y a pas qu’un individu qui peut être affublé d’un sinistre double, il y a aussi les nations et les cultures. Nous sommes d’ailleurs nombreux à ressentir et à craindre l’arrivée d’un basculement décisif : de la démocratie à la tyrannie ; de la laïcité à la théocratie ; du pluralisme au fascisme. Dans certains pays, il a déjà eu lieu. Dans d’autres, il semble aussi proche et familier qu’un reflet altéré dans un miroir.

Naomi Klein a organisé son livre autour des notions de représentation, projection et cloisonnement, avant une conclusion (« Face au réel ») qui traite d’intégration – en gros, que faire, comment se comporter face à la catastrophe décrite dans les trois premières parties.

Représentation : il s’agit de ce qu’elle annonce déjà dans son introduction , que j’ai citée plus haut. Sous le néolibéralisme et son régime d’individualisme exacerbé, chacun·e est invité·e (voire vivement incité·e) à créer sa propre marque, à se créer comme marque – en utilisant internet et les réseaux dits « sociaux »[4]). Là-dessus, Naomi Klein en connaît un rayon, puisqu’elle a commencé sa carrière d’auteure en publiant No Logo, qui s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde. Du moins croyait-elle en connaître un rayon : c’est ce qu’elle raconte dans un chapitre en forme d’autocritique, « Ma marque a échoué : appelez-moi désormais par mon nom ». En fait, si No Logo, sous-titré : La tyrannie des marques, avait connu un tel succès, c’est aussi parce que Naomi Klein l’avait promu comme… une marque, et qu’elle même, en tant qu’auteure de best-seller, était devenue une marque, en quelque sorte. Or on était encore à la fin du siècle passé (le livre parut en anglais en décembre 1999), Facebook n’existait pas encore, pas plus que les smartphones… Il était plus facile de protéger sa marque[5]. Tout a changé avec la nouvelle « économie de l’attention ». Comme l’écrit Klein, elle n’a à peu près rien à voir avec Wolf, sinon qu’elles sont à peu près de la même génération, qu’elle sont toutes les deux présentes dans l’espace public et qu’elles ont souvent traité des mêmes thématiques. Pour n’en retenir qu’un seul exemple – mais pas le moins important dans le contexte où se déroule cette histoire de doppelgänger –, « j’ai été furieuse, dit-elle, lorsque Bill Gates s’est rangé du côté des sociétés pharmaceutiques pour défendre leurs brevets sur les vaccins anti-Covid », en invoquant l’accord léonin de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur la propriété intellectuelle. Cela alors que ces vaccins avaient été développés grâce à des crédits publics et surtout, alors que la privatisation de leur exploitation – et de leurs profits ! – allait priver de vaccination des millions de personnes parmi les plus pauvres sur la planète. Naomi Wolf, elle, menant campagne contre l’obligation vaccinale, a accusé Bill Gates d’utiliser les vaccins « pour traquer les gens et instaurer un nouvel ordre mondial ». Klein pensait ces différences suffisamment importantes pour qu’on ne la confonde pas avec « l’autre Naomi ». Mais.

Un jour, particulièrement noir, quelqu’un a tweeté que je perdais la tête depuis des années et que j’assimilais le fait de devoir se faire vacciner contre le Covid à l’obligation pour les Juifs de l’Allemagne nazie de porter l’étoile jaune. (Il a joint le lien, bien sûr, permettant de lire la déclaration correspondante de Naomi Wolf.) L’analogie avec l’étoile jaune m’a mise hors de moi, et après avoir composé/effacé une série de réponses débordantes d’injures, j’ai opté pour une réponse froide et modérée : « Vous êtes sûr de ça ? » L’auteur de l’erreur a jeté un coup d’œil à son post, a rapidement effacé ce qu’il avait écrit et s’est excusé : « Oh, Jésus, c’est Wolfe [sic] […] fichue autocomplétion de Twitter. Désolé pour ça. »

L’autocomplétion ?!? J’ai senti le sang me monter au visage. […] la confusion entre les deux Naomi était désormais si fréquente que l’algorithme de Twitter incitait à l’erreur, pour faire gagner du temps à ses utilisateurs. C’est ainsi que fonctionne l’apprentissage machine : l’algorithme imite en s’inspirant des habitudes, des tendances, des schémas classiques.

Projection : c’est un des principaux modes de fonctionnement de ce que Naomi Klein nomme le « monde miroir ». Encore une fois, le contexte de la pandémie est ici très important, en ce qu’il a non pas créé, mais donné un formidable coup d’accélérateur aux théories du complot et surtout au développement du « diagonalisme » qui réunit l’extrême droite et l’« au-delà de l’extrême ». Naomi Klein cite « le politologue William Callison, et l’historien Quinn Slobodian, tous deux spécialistes de politique europénne [qui] parlent de “diagonalisme” pour qualifier ces alliances politiques émergentes » :

Nés en partie des transformations techniques et communicationnelles, les diagonalistes ont tendance à contester les appellations conventionnelles de gauche et de droite (tout en virant généralement vers l’extrême droite), à se montrer ambivalents, voire cyniques face à la politique parlementaire, et à mêler des convictions politiques, voire religieuses, à un discours opiniâtre sur les libertés individuelles. À l’extrême, les mouvements diagonaux partagent la conviction que tout pouvoir est de nature conspirationniste.

Ce qualificatif :« diagonaliste », a été inspiré par le mouvement conspirationniste allemand – « qui utilise souvent le terme Querdenken (“pensée latérale, diagonale ou hors des sentiers battus” pour définir sa philosophie politique ». Ce mouvement, écrit Naomi Klein, « a permis des alliances inquiétantes entre les obsédés New Age de la santé, qui s’opposent à l’introduction de toute impureté dans leur corps soigneusement entretenu, et plusieurs partis néofascistes, qui ont repris le cri de guerre antivax pour résister à ce qu’ils estiment être la “dictature hygiéniste” de l’ère Covid. » Voici qui ne peut que nous rappeler l’agitation antivax en France et les ponts établis entre les milieux New Age, de médecines soi-disant naturelles et autres pratiques de soi – généralement dirigées par des coachs (on ne dit plus gourou aujourd’hui) qui ont toujours quelque chose à vendre à leur élèves – compléments alimentaires, cours de méditation quantique et autres « masterclass » vidéo hors de prix… – et des fachos patentés, comme on a pu le voir encore récemment dans la région d’où je vous écris, les collines du sud-est de la France, avec l’inénarrable festival des « Foisonnantes » à Sisteron (Alpes de haute Provence)[6].

Mais c’est dans le monde entier, ou peut-être, devrais-je dire, dans l’ensemble de l’Occident, que cette alliance a vu le jour, et en premier lieu en Amérique du Nord. Ainsi, la doppelgänger de Klein a-t-elle noué une alliance avec les milieux de la « Alt-Right » (droite alternative) aux États-Unis, devenant même une de leurs principales figures de proue – et cheval de Troie auprès d’un public féminin que l’on aurait pourtant pas cru si sensible aux séductions de Trump et consorts… Mais la projection a fonctionné à plein régime : nous autres Blancs et Blanches sommes menacés, non pas par un virus, que diable, nous sommes en bonne santé – nous prenons chaque matin notre cocktail de vitamines avant de sortir faire notre jogging puis de nous rendre au yoga –, mais par ce vaccin que l’on veut nous imposer, envers et contre notre sacro-sainte liberté ! Évidemment, personne n’est menacé (en tout cas pas par un vaccin) parmi ielles, par contre c’est bien leur égoïsme forcené, leur mode de vie et leurs opinions nauséabondes qui menacent les pauvres, les personnes racisées et les pays du Sud global. Projection à l’envers, donc, comme dans un miroir. (Si l’on veut un exemple du dernier avatar de la chose, énorme celui-là, mais non moins partagé par toutes les puissances occidentales : Israël se dit menacé d’une nouvelle Shoah alors que, non content de perpétrer un génocide à Gaza et de planifier une seconde Nakba en Palestine, il agresse tous les pays de la région qui ne sont pas prêts à se soumettre à son hégémonie – ou, version plus soft à destination des opinions occidentales : le slogan From the sea to the river, qui évoque un seul pays de la Méditerranée au Jourdain, serait antisémite car il appellerait à un anéantissement de de l’État d’Israël, alors que c’est précisément le contraire qui est en voie de réalisation : l’expulsion de tous les Palestiniens et l’annexion de tout leur pays par Israël.)

Cloisonnement : ici apparaissent ce que Naomi Klein nomme « les terres d’ombre ». Ce sont toutes ces terres, et surtout leurs populations, dont la surexploitation – et souvent la dévastation pure et simple – assure la prospérité d’une petite minorité blanche des pays du Nord. On pensera évidemment aux ouvrières du textile du Bangladesh ou aux employés de Foxconn, en Chine et bien sûr à tant d’autres. Mais je ne retiendrai ici qu’une seule manifestation – cruelle – de ce cloisonnement, rapportée par Klein. Il s’agit de deux histoires de camionneurs canadiens.

La première commence en mai 2021, lorsque la Première Nation Tk’emlúps te Secwépemc, en Colombie-Britannique, province de l’Ouest canadien – où habite par ailleurs Naomi Klein – annonce « avoir probablement localisé par géoradar les corps de 215 enfants dans le sol de l’ancien pensionnat indien de Kamloops ». On savait déjà que ces pensionnats, où furent placés de force « au moins 150 000 enfants de familles des Premières Nations , des Métis et des Inuits entre les années 1880 et la fin des années 1990 », avaient fait partie de « l’arsenal génocidaire qui avait réduit la population indigène des Amériques de plus de 90 % après l’arrivée des Européens ». Des rapports officiels du gouvernement canadien avaient reconnu un « génocide culturel », qui avait entraîné, aussi, la mort de quelque 4 000 enfants. Mais depuis la découverte des Tk’emlúps te Secwépemc, des dizaines d’autres communautés se sont mises à fouiller les sols des anciens pensionnats au moyen de géoradars, et des milliers de tombes avaient déjà été identifiées au moment où écrivait Naomi Klein (le livre est paru en 2023 dans sa version originale anglaise). De fait, les Premières Nations ont déclaré que ces pensionnats n’était pas voués à l’éducation, mais à l’extinction de l’identité indigène. Il s’agissait de « tuer l’Indien dans l’enfant », et pas seulement au figuré, comme on le constate aujourd’hui.

On attribue parfois entièrement cette histoire au racisme, écrit Naomi Klein, mais il y a l’autre moitié de l’histoire : la suprématie blanche et chrétienne qui sous-tendait le système des pensionnats servait également des intérêts économiques et politiques nationaux. Le Canada, qui était à l’origine un regroupement de sociétés de traite des fourrures et d’autres industries extractives[7], avait besoin de ces écoles pour étancher sa soif de terre : le déracinement et le traumatisme que causait la rupture des liens entre les parents et les enfants, entre la terre et le peuple ont rendu possible l’accaparement des terres indigènes non cédées, leur exploitation et leur colonisation sans entrave.

Comme l’a déclaré une activiste des Premières Nations : « Ils volaient les enfants pour voler la terre. » Cette vague de découvertes de sépultures cachées provoqua une sorte de séisme moral au Canada. Elle venait s’ajouter à la prise de conscience raciale qui avait eu lieu après l’assassinat de George Floyd par la police aux Etats-Unis, et qui avait eu de profondes répercussions aussi au Canada. La fête nationale canadienne, qui a lieu le 1er juillet, soit, en 2021, un mois après l’annonce de la découverte des tombes, fut carrément annulée à Victoria, capitale de la Colombie-Britannique. Et partout ailleurs, on renonça aux feux d’artifices traditionnels et à la célébration du drapeau à feuille d’érable.

C’est dans ce contexte que Mike Otto, un chauffeur routier blanc, eut l’idée de monter une action de solidarité avec les Autochtones pour les soutenir dans leurs efforts en vue d’obtenir justice et réparations du gouvernement, du système judicaire et de l’Église (gestionnaire des pensionnats). À cause de la pandémie et aussi, je suppose, par pudeur, la communauté où les tombes avaient été découvertes ne voulaient pas de rassemblement ni de déambulation sur son territoire. C’est pourquoi Mike Otto proposa un convoi de camions qui défileraient lentement sur les lieux, laissant des dons derrière eux avant de repartir. Le 20 juin 2021, 400 camions défilèrent ainsi, décorés de drapeaux orange Every Chils Matters (emblème du mouvement né de la découverte des tombes) accompagnés de nombreuses motos et de voitures, pour exprimer leur compassion et marquer leur solidarité. Sur la route, ils avaient été accueillis par des acclamations. Dans de nombreux endroits, les gens venaient les féliciter et leur porter de la nourriture.

Lorsque les camions sont arrivés à l’ancien pensionnat, klaxonnant sur leur passage, de nombreux membres de la nation Secwépemc les ont accueillis avec des tambours de cérémonie, des chants guerriers et brûlant de la sauge. Il y avait des poings levés et des visages pleins de larmes.

Mais : qui, hors du Canada, voire de la Colombie-Britannique, a entendu parler, ou se souvient encore de ce convoi de solidarité ? Dites : mouvement de camionneurs au Canada, on vous répondra par cet épisode de l’hiver 2022 quand des chauffeurs routiers bloquèrent avec leurs semi-remorques couverts de pancartes Fuck Trudeau le centre d’Ottawa, la capitale fédérale. Cette mobilisation était d’abord partie de la protestation contre l’obligation de présenter un pass sanitaire afin de franchir la frontière avec les États-Unis, mais elle s’étendit rapidement à un refus en bloc de toutes les obligations sanitaires, comme le port du masque. Ces camionneurs-là furent célébrés un peu partout dans le monde, au premier chef par Donald Trump et Elon Musk, Steve Bannon et Tucker Carlson (autre fasciste médiatique états-unien, genre Cyril Hannouna en beaucoup plus puissant) ; « mon double, écrit Naomi Klein, les a acclamés comme des “combattants de la liberté” des temps modernes ». Et là encore, on retrouvait

les signes indubitables de la grande confusion politique propre à l’univers diagonaliste : ici un grand drapeau nazi orné d’une croix gammée agité avec ferveur ; là des drapeaux confédérés jouxtant des manifestants antivax arborant l’étoile jaune et brandissant des pancartes qui dénonçaient le climat d’apartheid ou de ségrégation Jim Crow dont il se disaient victimes.

Grande confusion, donc. Des partisans plus « modérés » de cette mobilisation ont prétendu que les éléments racistes y étaient isolés, voire même infiltrés pour la déconsidérer. Mais, comme le précise Naomi Klein, ces théories ne tenaient pas la route.

L’un des meneurs les plus virulents du convoi était un certain Pat King, qui offrait un soutien logistique aux manifestants via sa page Facebook, forte à l’époque d’environ 350 000 abonnés. King est un raciste notoire, qui a qualifié la culture indigène de « honte » et qui, en 2019, avait organisé un convoi similaire, quoique plus petit, pour s’opposer à l’immigration et à l’action climatique, deux menaces identiques, selon lui, pour le mode de vie canadien : « Ça s’appelle le dépeuplement de la race caucasienne, ou anglo-saxonne. C’est ça le but, de dépeupler la race anglo-saxonne, qui possède les lignées les plus fortes. »

Et King n’était pas le seul à encourager les camionneurs d’Ottawa : le Réseau canadien anti-haine signalait lui aussi que « tous les groupes qu’il surveill[ait] y jouaient un rôle de premier plan ».

Tout cela mérite qu’on s’y arrête, poursuit Klein. La découverte des tombes anonymes moins d’un an plus tôt avait encouragé le débat en révélant que ces écoles pour indigènes avaient été le fruit d’une politique gouvernementale visant à dissoudre les nations, les langues et les cultures autochtones dans une culture chrétienne anglophone et francophone. Les pensionnats étaient des machines explicitement conçues pour éradiquer les cosmologies qui considéraient le monde naturel comme sacré, vivant et source d’interdépendance – enseignements particulièrement pertinents en ces temps de crise planétaire. Et tout à coup surgissait un convoi qui, par la voix de son leader, affirmait que c’était la culture chrétienne caucasienne qui était menacée de se voir remplacée par d’autres, « basanées » et « inférieures », dans le cadre de ce qui est appelé le Grand Remplacement. Pour Jesse Wente, éminent écrivain ojibwé et président du Conseil des arts du Canada, l’effet miroir était flagrant : « Ce n’est pas une coïncidence si cela se produit au moment où éclatent de nouvelles vérités historiques », a-t-il écrit, voyant dans le convoi « un désir de réaffirmer la domination coloniale face à l’obligation d’affronter [ces vérités] et de faire naître un sentiment de communauté là où la pandémie a montré qu’il n’y en avait guère ».

Pour conclure, je dirai que la lecture de ce livre m’a fait penser sans cesse à la situation que nous vivons aujourd’hui en France et en Europe. Ici aussi, le confusionnisme favorise les « diagonales du pire », et ça menace d’empirer. C’est pourquoi je ne peux qu’encourager vivement sa lecture, qui donne des outils pour penser notre propre situation.

Dimanche 20 octobre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Wu Ming 1, Q comme complot. Comment les fantasmes de complot défendent le système, Lux éditeur 2022 [2021], traduit de l’italien par Anne Echenoz et Serge Quadruppani. C’est un livre d’utilité publique. Je pense que nous devrions tous et toutes le lire. Lundi matin en avait donné des bonnes feuilles et avait interviewé son auteur dans le cadre de ses « Lundi soir ». « Il se passe quelque chose de grave dans le ciel » peut lui servir d’introduction.

Wu ming, Ovni 78, éditions Libertalia, 2024 [2022], traduit de l’italien et postfacé par Serge Quadruppani est un roman « où l’on retrouve la passion du collectif bolognais Wu Ming pour les cultures populaires, les angles morts de l’histoire, la naissance et la fonction des mythes contemporains » (extrait de la quatrième de couverture). C’est vraiment un excellent bouquin dont on a du mal à s’arracher avant d’en avoir terminé la lecture. Attention, risque de nuits blanches…

[2] C’est le titre original du livre : Doppelgänger : A Trip Into the Mirror World. Je trouve ce nom Doppelgänger bien plus évocateur que le Double français – gänger, en allemand, c’est quelqu’un qui va quelque part, donc un être actif, et pas seulement un reflet passif comme on peut l’entendre dans « double » (ça me fait penser à Victor Hugo : « Je suis une force qui va ! » (Hernani, acte III scène 4). Je profite de l’occasion pour mentionner le traducteur du livre : Cédric Weis. Même si je regrette le choix du titre (enfin, c’est mon avis perso), je sais qu’il relève plutôt de l’éditeur que du traducteur, qui nous donne un texte français de très bonne facture.

[3] « Selon les fantasmes de complot sur les “chemtrails”, chaque jour, des milliers d’avions, suivant les lignes d’une conspiration planétaire, répandent dans l’atmosphère des mélanges de substances toxiques, de métaux lourds, de sulfates et qui sait quoi d’autre encore. Nos conceptions, nos humeurs et nos sentiments, des acouphènes jusqu’à cette patine blanche qui recouvre parfois la langue seraient causés par ces substances répandues dans le ciel, en plein jour. L’intention diverge selon la version de l’histoire : mener des expériences sur la population, la maintenir constamment malade et affaiblie, créer une “ceinture chimique psychoactive” au-dessus de nos têtes pour contrôler nos esprits, etc. » (Wu Ming 1, dans Lundi matin # 444)

[4] Comme on dit de certains animaux, telles les abeilles, fourmis et autres termites, qu’ils sont « sociaux ». Réseaux sociaux : considérant qu’ils sont une expression caractéristique du régime médiatique néolibéral, l’appellation apparaît pour le moins paradoxale si l’on veut bien se souvenir que Margaret Thatcher, combattante et propagandiste de l’individualisme néolibéral s’il en était (avec son compère Ronald Reagan) reste l’auteure la maxime mémorable « There is no such thing as society : there are individual men and women, and there are families », prononcée au cours d’une interview accordée au magazine britannique Woman’s Own pour son édition du 31 octobre 1987.

[5] Je n’insiste pas ici sur l’analyse très pertinente que propose Naomi Klein de ce phénomène de marque, qui remonte, nous rappelle-t-elle, au « marquage » des esclaves au fer rouge… et qui a abouti, aujourd’hui à la multiplications de doubles numériques des « vraies » personnes, doubles qu’elle nomme aussi des « golems numériques ». Avec pour conséquence, entre autres, l’apparition du « trouble de la personnalité unique » – car la mise au point et la défense d’une marque personnelle imposent « fixité, passivité, unicité du moi », loin du dédoublement qui, selon Hannah Arendt, est la condition du processus de réflexion : le « dialogue entre moi et moi-même ».

[6] J’en ai parlé par ici.

[7] Le Canada reste aujourd’hui encore l’un des principaux pays miniers – par son exploitation « à domicile », mais aussi par les très nombreuses sociétés canadiennes opérant à l’étranger. On peut lire à ce propos cette interview d’Alain Deneault, prof de l’université de Montréal et coauteur de Paradis sous terre. Comment le Canada est devenu une plaque tournante de l’industrie minière mondiale, éd. de l’Échiquier.

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