If not now, when ?

Enzo Traverso, Gaza devant l’histoire, Lux Éditeur, 2024

Didier Fassin, Une Étrange Défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza, Éditions La Découverte, 2024

Historien, Enzo Traverso essaie de « démêler le nœud d’histoire et de mémoire » qui étreint la « crise de Gaza ». « Il s’agit, dit-il dans son Avant-Propos, d’une réflexion critique sur le présent et les façons dont l’histoire a été convoquée pour l’interpréter. La question est vaste et mériterait un ouvrage beaucoup plus approfondi que ces notes rédigées à la hâte, mais il y a urgence. » Didier Fassin, titulaire au Collège de France de la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines », abonde dans le même sens au début de son essai en citant le philosophe britannique Brian Klug qui, deux mois après le 7 octobre, disait que devant la difficulté de mettre des mots sur « la brutale réalité humaine de la souffrance, du chagrin, de la perte et du désespoir […] il y a des moments où nous devons cesser de parler pour commencer à penser – à penser politiquement ». « À cette prudente injonction, poursuit Didier Fassin, Talal Asad[1] répondait : “Certes. Mais dans la situation présente, où des actes d’une cruauté délibérée sont commis et niés de façon éhontée, peut-être est-il nécessaire non seulement de penser, mais aussi de parler et d’agir moralement. [Cependant,] déterminer de quelle manière le faire est plus difficile qu’il n’y paraît.” Cette difficulté ne rend que plus crucial de s’y efforcer. If not now, when[2] ? Si ce n’est pas maintenant, ce sera quand ? »

Il y a en effet urgence à sortir de la sidération dans laquelle nous plonge le génocide[3] qui s’accomplit en direct sous nos yeux à Gaza depuis un an, et le déferlement de commentaires racistes et de discours haineux qui l’accompagnent, proférés aussi bien par nos médias à la botte que par des dirigeants politiques oscillant entre cynisme et hypocrisie « humanitaire ». Je viens de dire « nous » – je ne prétends pas représenter qui que ce soit, mais j’ai cru comprendre que je n’étais pas seul à éprouver des sentiments mêlés de colère et d’impuissance – par exemple en lisant, semaine après semaine, le « Journal de bord de Gaza », de Rami Abou Jamous, que publie Orient XXI (merci à elleux, qui sont parmi les rares à donner la parole à un Gazaoui). Extrait de son journal du 1er juin dernier :

Cette guerre, c’est comme vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une tornade qui tourne et qui tourne. Dans cette tornade, il y a des gens qui sont ballotés en tous sens et qui ont peur. Nous sommes tous dans cette espèce de mixeur. De temps en temps, quelqu’un est éjecté du mixeur parce qu’il est mort. Mais nous, on reste là, dans le mixeur, dans cet appareil qui n’arrête pas de tourner. Il nous mixe dans la misère ou dans la peur, dans l’inquiétude, dans le danger, dans les bombardements, les massacres et les boucheries. Et dans le mixeur nous n’arrivons même pas à exprimer notre tristesse, pour saluer les morts comme ils le méritent. Je ne sais pas comment bien le dire, mais on ne donne pas leur valeur aux personnes qui ont été tuées. C’est à dire qu’on n’est pas triste comme il faut pour les gens qu’on aimait, parce qu’il y a tellement de massacres autour de nous. Nous n’avons pas perdu la tristesse, mais nous avons perdu la valeur de la tristesse.

Sa dernière chronique, datée du 2 octobre, est titrée « Israël est en train de nous faire détester l’endroit où on vit ». Parce que tous les lieux de la vie quotidienne ont été la cible des bombardements. Parce que partout on a risqué de perdre la vie, on a été blessé grièvement, on a perdu des proches, des voisins, des ami·e·s…

Au final, on va finir par quitter Gaza. Et c’est ça le vrai but de cette guerre. Netanyahou et l’armée disent qu’ils veulent éradiquer le Hamas, libérer les prisonniers israéliens, c’est n’importe quoi. Leur véritable objectif, c’est de faire sortir les 2,3 millions d’habitants de la bande de Gaza[4].

On ne se laissera pas briser! 9 octobre 2023 : Un père hurle sur les décombres de sa maison, le corps de sa fillette dans les bras. (Extrait de 30 secondes à Gaza, par Mohammad Sabaaneh)

Il y a bien urgence. On peut même se demander s’il n’est pas déjà trop tard[5]… Mais c’est le genre de question qui ne nous avancera guère. C’est pourquoi il faut saluer les deux parutions auxquelles je reviens après cette digression – qui n’en était pas tout à fait une, cela dit.

Le premier chapitre d’Enzo Traverso commence par une histoire allemande, et ce n’est certainement pas un hasard – ici se situe l’un des principaux « nœuds d’histoire et de mémoire » – un nœud particulièrement vénéneux, si j’ose l’allitération. On connaît les bombardements massifs sur les grandes villes allemandes – Dresde et Hambourg en sont des cas emblématiques. On sait aussi (peut-être moins) que des millions d’Allemands « ethniques » furent expulsés immédiatement après la guerre des pays d’Europe centrale vers le « leur », alors en ruines, où erraient déjà des millions de leurs compatriotes qui avaient tout perdu. Martin Heidegger évoqua ces souffrances « pour renverser les rôles et présenter l’Allemagne comme ayant été victime d’une agression extérieure », écrit Enzo Traverso, qui commente ainsi, rapportant ces propos à la situation actuelle :

[…] j’ai l’impression qu’aujourd’hui la grande majorité de nos chroniqueurs et commentateurs [des événements à Gaza] sont devenus « heideggeriens », enclins à interchanger les agresseurs et les victimes, à la différence près que les agresseurs actuels ne sont plus les vaincus mais les vainqueurs.

Il m’est arrivé, par le passé, d’être agacé par les trop fréquentes références au texte orwellien 1984, dont l’invocation à tout bout de champ finissait, me semblait-il, par édulcorer le sens. Je ne peux cependant m’empêcher d’y penser en lisant ce chapitre de Traverso intitulé « Exécuteurs et victimes », et où il montre comment la propagande israélienne, complaisamment reprise par les médias occidentaux, présente Israël comme la victime du « plus grand pogrom de l’histoire après l’Holocauste »… Ce que Netanyahou, s’exprimant voici quelques jours à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU, formulait ainsi : « Israël est accusé de génocide de manière mensongère alors que nous nous défendons actuellement contre des ennemis qui tentent de commettre un génocide à notre encontre[6]. » Inversion proprement monstrueuse que l’on dirait directement sortie des bureaux du Miniver – le ministère de la Vérité, en novlangue – et digne des trois slogans de l’Angsoc (le parti unique dirigé par Big Brother) : « la Guerre c’est la Paix, la Liberté c’est l’Esclavage, l’Ignorance c’est la Force ».

On sait que sous Big Brother, le Miniver est chargé de réécrire l’histoire en permanence : « Qui contrôle le passé contrôle le futur. Qui contrôle le présent contrôle le passé. » Didier Fassin cite à juste titre cette phrase du roman d’Orwell. Ce sont aujourd’hui les médias mainstream qui se chargent de cette besogne. « […] la malédiction du 7 octobre a commencé quand le Hamas a envahi Israël depuis Gaza », a éructé, entre autres énormités, le Premier ministre israélien pendant son discours à New York. Et si l’on prend la peine de se retourner sur un an de récits médiatiques, on voit bien que l’histoire qu’ils mettent en scène semble toujours commencer en ce fameux jour « maudit ». Didier Fassin :

Leur point de départ [de ceux qui considèrent le 7 octobre comme un acte antisémite] se situe dans l’incursion meurtrière du Hamas. Il n’y a pas de passé. Plus même : l’évocation de celui-ci est suspecte et répréhensible, car paraissant apporter une justification à l’opération menée contre les civils et les militaires israéliens. […]

Pour les autres [qui considèrent l’attaque du Hamas, y compris les crimes de guerre commis pendant cette attaque, comme un acte de résistance], l’événement s’inscrit dans une histoire longue, qui commence en 1917, avec la Déclaration Balfour par laquelle le colonisateur britannique se dit « favorable à l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, comme le rappelle l’historien palestinien états-unien Rashid Khalidi en parlant d’une « guerre de cent ans[7] ».[…] C’est dans ce souci de mise en perspective historique qu’à la fin du mois d’octobre, alors que les bombardements avaient déjà causé la destruction du quart des bâtiments du nord de Gaza et la mort de plusieurs milliers de civils, le secrétaire général des Nations unies déclarait que, si « rien ne peut justifier que des civils soient délibérément tués, blessés ou enlevés », l’attaque du Hamas « ne vient pas de nulle part », mais « de cinquante-six années d’occupation israélienne ».

Fichu antisémite (d’ailleurs, Antonio Guterres vient d’être déclaré persona non grata en Israël pour avoir déclaré, après le tir d’environ 200 missiles iraniens sur Israël, que l’escalade doit cesser et qu’« il nous faut absolument un cessez-le-feu »).

Pour battre en brèche cette fable du 7 octobre comme « point zéro », Traverso cite ces propos d’Edward Saïd datant de 2002, au moment de la répression de la seconde Intifada :

Gaza est entouré sur trois côtés d’une barrière électrifiée. Parqués comme des bêtes, les Gazéens ne peuvent plus se déplacer, travailler, vendre leurs fruits et légumes, aller à l’école. Ils sont exposés aux frappes aériennes des avions et hélicoptères israéliens, et aux tirs terrestres des tanks et des mitrailleuses qui les fauchent. Appauvri, affamé, Gaza est un cauchemar humain […] où chaque petit incident […] se solde par la participation de milliers de soldats à l’humiliation, la punition, l’affaiblissement intolérable de chaque Palestinien sans distinction d’âge, de sexe ou d’état de santé. On retient les fournitures médicales à la frontière, on tire sur les ambulances ou on les arrête, des centaines de maisons sont démolies et des centaines de milliers d’arbres et de terres agricoles sont détruits dans des actes systématiques de châtiment collectif contre des civils qui, pour la plupart, sont déjà des réfugiés de la destruction par Israël de leur société en 1948[8].

Et autour de ce grand camp de concentration,

À quelques kilomètres de là, juste au-delà de la barrière électronique, protégés par le bouclier antimissile Dôme de fer qui intercepte les roquettes, les Israéliens vivent comme en Europe. Tel-Aviv est aussi cosmopolite, moderne, féministe et gay friendly que Berlin. Son industrie culturelle exporte des séries télévisées dans le monde entier et, depuis quelques années, sa gastronomie est également très appréciée. Voilà l’arrière-plan du 7-Octobre[9].

Fassin et Traverso parlent tous deux de la position très particulière de l’Allemagne par rapport à Israël (ce qui ne les empêche pas de pointer aussi l’attitude de la plupart des autres pays occidentaux, à commencer par la France[10]). Sur ce point, j’essaierai de résumer ce qu’en dit Enzo Traverso, qui lui donne une certaine profondeur historique.

Angela Merkel et Olaf Scholz, dit-il, ont tous deux affirmé à plusieurs reprises que le soutien inconditionnel à Israël a la force d’une « raison d’État » (Staatsraison) pour la République fédérale d’Allemagne (RFA). Dès le 7 octobre, le gouvernement du chancelier Scholz, largement épaulé par les médias, a instauré dans le pays une atmosphère de chasse aux sorcières contre toute forme de solidarité avec la Palestine.

Une référence bien curieuse, lorsque l’on sait que le concept de raison d’État renvoie à « la transgression inavouée de la loi au nom d’un impératif supérieur de sécurité » (de l’État, bien sûr…]. Traverso cite ensuite l’historien de la pensée politique Norberto Bobbio, lequel explique que la raison d’État est cet « ensemble de principes et de maximes » qui justifient que le prince puisse se permettre des actions qui seraient répréhensibles si elles étaient commises par un simple particulier. Bobbio appuie son analyse sur Gabriel Naudé[11], lequel, dans un essai de 1639, n’hésitait pas à louer les bienfaits du massacre de la Saint-Barthélemy[12] au nom de la raison d’État.

Une telle apologie du massacre, poursuit Traverso, ne vise qu’à illustrer la théorie selon laquelle la fin justifie les moyens. […] Ainsi, lorsque la RFA invoque sa propre Staatsraison pour justifier son soutien absolu à Israël, elle admet implicitement le caractère moralement douteux de sa politique. Nous avons bien qu’Israël est en train de perpétrer des crimes, dit en substance Scholz à Netanyahou, mais ces moyens moralement répréhensibles sont « justes et nécessaires », car ils consolident votre pouvoir, un but que nous partageons inconditionnellement.

Mais il ne s’agit évidemment pas que de discrètes conversations entre hommes d’État… On a déjà mentionné la chasse aux sorcières déclenchée en RFA depuis le 7 octobre. Entre autres censures, refus de visas, annulation d’événements (ce qui a eu lieu aussi en France[13]) l’une des plus spectaculaires manifestations du soutien gouvernemental à l’entreprise génocidaire israélienne s’est produite à l’occasion de la remise du prix du meilleur documentaire aux cinéastes Basel Adra et Yuval Abraham à la Berlinale, le 25 février dernier. C’est Didier Fassin qui le rapporte :

Lors de leur discours de réception du prix, les deux réalisateurs ont fait référence à la guerre à Gaza. « Il m’est très difficile de célébrer cette récompense quand des dizaines de milliers de membres de mon peuple sont en train d’être massacrés », a reconnu le Palestinien Basel Adra, appelant l’Allemagne à cesser ses exportations d’armes vers Israël. « Dans deux jours nous serons de retour sur une terre où nous ne sommes pas égaux, où moi je vis sous une loi civile et lui sous une loi martiale », a expliqué de son côté l’Israélien Yuval Abraham à propos de son collègue en qualifiant cette situation d’apartheid. Dans les heures qui ont suivi ces déclarations, le maire de Berlin les a condamnées comme « inacceptables » et « antisémites » et la déléguée du gouvernement fédéral pour la Culture et les Médias a évoqué des propos « caractérisés par une profonde haine d’Israël ». En réponse à ces critiques, le réalisateur israélien s’est dit troublé que, « dévaluant ainsi le terme “antisémitisme”, des politiciens allemands osent ainsi diaboliser un Israélien dont toute la famille a été victime de l’Holocauste », ajoutant que ces commentaires le mettaient en danger lui et ses proches. En effet, à la suite des attaques des autorités allemandes, il a reçu des menaces de mort chez lui et a renoncé à rentrer dans son pays, sa famille ayant d’ailleurs dû être évacuée de son domicile en Israël[14].

C’est évidemment une des conséquences de l’inversion monstrueuse dont nous avons déjà parlé, qui assimile les membres du Hamas à des nazis. Didier Fassin relève aussi qu’on a pu voir, après le 7 octobre, l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis se montrer en public avec une étoile jaune sur sa veste… Tandis qu’Enzo Traverso, lui, décrit cette scène étrange :

Le 9 novembre dernier, pour marquer une date fatidique de l’histoire allemande, date de la chute de l’Empire wilhelminien, de la chute du Mur mais aussi des pogroms de la Nuit de cristal en 1938, les autorités berlinoises ont décidé de projeter une étoile de David avec le slogan Nie wieder ist jetzt ! (Plus jamais, c’est maintenant !) sur la porte de Brandebourg. Cette étoile de David, utilisée comme jadis les croix gammées qui ornaient les bâtiments et les monuments des villes allemandes à l’époque d’Hitler, ne pouvait que surprendre. Ce grotesque pastiche de la propagande nazie, au moment même où Israël déclenchait sa campagne contre Gaza, a éclairé d’une lueur inquiétante l’inconscient national allemand.

Et Traverso de citer une « plaisanterie cruelle [qui] circule actuellement […] : l’Allemagne ne pouvait pas rater cette occasion : quand il y a un génocide, elle est toujours du côté du bourreau ». C’est de l’humour très noir, mais pas complètement dénué de vérité. Ainsi, dans « Three genocides » un article paru dans la London Review of Books[15], Eyal Weizman (architecte israélien fondateur de Forensic Architecture[16]), rendant compte des recherches qu’il a conduites, « visant à reconstituer les lieux des massacres dans les fermes aujourd’hui possédées par des descendants des militaires allemands, note la curieuse coïncidence historique entre la date de la seconde audition de l’Allemagne contestant l’existence d’un génocide perpétré par les Israéliens à Gaza devant la Cour internationale de justice, le 12 janvier 2024, et la commémoration du cent vingtième anniversaire des événements qui ont déclenché le génocide perpétré par les Allemands contre les Héréros et les Namas, le 12 janvier 1904 »…

Ce que nous montrent ces deux livres – dont je n’ai encore une fois donné qu’un aperçu –, c’est que nous autres, Occidentaux, ne nous sortirons pas sans dommages de cette affaire, quoi que l’on veuille penser – ou plutôt quoi que l’on veuille bien se raconter pour écarter les preuves évidentes de notre « consentement à l’écrasement de Gaza », comme le dit le sous-titre de Didier Fassin. Il précise bien sûr qu’il y a deux versants dans le consentement : le passif et l’actif. Mais le second a bien besoin du premier pour s’exercer efficacement. À la fin de son article que j’ai déjà cité (en note 9), Naomi Klein s’effrayait de ce que « le génocide s’estompe à l’arrière-plan de notre culture » – ce que l’on pourrait aussi nommer la « banalisation du mal », pour paraphraser Hannah Arendt[17]. Elle disait craindre que certaines personnes deviennent trop désespérées – et rappelait le cas d’Aaron Bushnell, un membre de l’armée de l’air américaine âgé de 25 ans, qui s’était auto-immolé par le feu le 25 février 2024 devant l’ambassade d’Israël à Washington, afin de protester contre le génocide perpétré à Gaza avec le soutien des États-Unis.

Je ne veux pas, écrivait-elle, que quelqu’un d’autre déploie cette horrible tactique de protestation ; il y a déjà eu beaucoup trop de morts. Mais nous devrions prendre le temps de digérer la déclaration que Bushnell a laissée, des mots que j’en suis venue à considérer comme une hantise contemporaine et obsédante […] : « Beaucoup d’entre nous aiment à se demander : “Que ferais-je si j’étais encore en vie à l’époque de l’esclavage ? Ou du temps de Jim Crow dans le Sud ? Ou de l’apartheid ? Que ferais-je si mon pays commettait un génocide ?” La réponse est que vous êtes en train de le faire. En ce moment même. »

Ce dimanche 6 octobre 2024, franz himmelbauer pour Antiopées.

[1] Talal Asad est un anthropologue américain – d’origine saoudienne, précise Didier Fassin. De lui, on peut lire deux livres qui ont été traduits en français, l’un en 2018 aux éditions Zones sensibles (Bruxelles) : Attentats suicides. Questions anthropologiques et l’autre en 2023 aux éditions Vues de l’esprit (Bruxelles également) : Tradition critique. Après la rencontre coloniale.

[2] [Note de Didier Fassin] Cette formule célèbre provient d’un aphorisme attribué à Hillel l’Ancien, figure de la tradition rabbinique et fondateur d’une école d’interprétation de la religion juive à la fin du Ier siècle avant notre ère : « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Si je ne suis moi, que suis-je ? Si pas maintenant, quand ? » Elle a été reprise par Primo Levi pour le titre de l’un de ses romans : Se non ora, quando ? (traduit en français par Roland Stragliati sous le titre Maintenant ou jamais, Paris, Julliard, 1983). Ifnotnow est aussi le nom d’un mouvement juif états-unien qui lutte pour l’égalité des Palestiniens et des Israéliens.

[3] Je ne reviens pas sur le terme génocide. Qui aurait un doute sur la légitimité de son emploi pourra consulter – outre les deux livres dont je parle ici – l’article paru le 4 septembre dernier sur le site de l’Agence Médias Palestine : « Caractérisation du génocide en cours à Gaza : chronologie d’un tabou ».

[4] À lire sur Orient XXI. On pourra aussi se reporter au très beau – et très dur – recueil de dessins de Mohammad Sabaaneh, dont j’ai parlé la semaine passée, et dont je rappelle qu’il ne sera en librairie que le 11 octobre, mais que l’on pourra se le procurer lors de la tournée de Mohammad en France à partir de ce lundi 7 octobre (voir les lieux, horaires et dates dans ma recension de 30 secondes à Gaza, par ici).

[5] Comme pourraient le faire penser ces quelques chiffres, tirés d’un article de Mostafa Barghouti publié sur Orient XXI le 2 octobre 2024 , « Le droit d’être un peuple comme un autre » : « Au cours de la première année de cette guerre dévastatrice qui s’est étendue – comme on s’y attendait – au Liban voisin, l’armée israélienne a bombardé les 2,2 millions d’habitants de Gaza, vivant sur moins de 360 km2, avec plus de 83 000 tonnes d’explosifs. Cela représente 32 kg d’explosifs par homme, femme ou enfant. Pour mettre ce chiffre en perspective, 83 000 tonnes représentent quatre fois la puissance explosive de chacune des bombes nucléaires lancées sur Hiroshima et Nagasaki pendant la Seconde Guerre mondiale. Près de 80 % des habitations ont été partiellement ou totalement détruites. En Allemagne, seules 10 % des maisons avaient été détruites à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La machine de guerre israélienne a intentionnellement démoli toutes les universités, plus de 70 % des écoles, 34 des 36 hôpitaux qui y existent, 165 établissements de santé, 80 centres de soins, 137 ambulances, 178 abris, 611 mosquées et les 3 églises de Gaza. Les bombardements ont tué jusque-là plus de 41 595 Palestiniens, auxquels s’ajoutent plus de 10 000 disparus, qui sont encore sous les décombres. Parmi ces victimes, 70 % étaient des enfants, des femmes et des personnes âgées. Près de 17 000 enfants ont été tués, dont 115 qui sont nés après le 7 octobre. […] Il faut ajouter à ce bilan les 96 251 Palestiniens, pour la plupart des civils, qui ont été blessés. Ce chiffre inclut 4 000 amputations, dont 1 300 enfants. […] Fin septembre 2024, l’armée israélienne avait tué ou blessé 6,5 % de la population de Gaza. Si cela s’était produit aux États-Unis, cela signifierait proportionnellement que plus de 20 millions d’Américains ont été tués ou blessés en moins d’un an. »

[6] Ghassan Salhab a publié l’intégralité de ce discours sur Lundi matin. J’ai d’abord rechigné à le lire – pourquoi perdre mon temps à lire ces propos orduriers ? J’ai pourtant fait confiance à Ghassan Salhab : il devait bien avoir une raison de les reproduire. Et oui, je crois qu’il faut effectivement les lire, quitte à se laver les yeux ensuite, faute de quoi, ne nous trouvant pas à la place de celleux qui subissent les conséquences de ces déclarations, nous risquons d’avoir du mal à comprendre à quel point elles sont immondes, à quel point elles annoncent des offenses encore plus graves faites aux peuples de la région. D’ailleurs, ça n’a pas manqué : Netanyahou annonçait, entre autres, dans ce discours qu’« Israël doit également [après le Hamas à Gaza et en Cisjordanie] vaincre le Hezbollah au Liban. Le Hezbollah est l’organisation terroriste par excellence dans le monde d’aujourd’hui. » Il a donné l’ordre depuis New York d’assassiner le leader chiite libanais Hassan Nasrallah et on sait ce qu’il s’est passé depuis au Liban – « plus de 2 000 morts, des milliers de blessés et près de 1,2 millions de déplacés, selon les autorités libanaises » (dixit France 24). Tel est le bilan de l’agression d’Israël par le Hezbollah, « organisation terroriste par excellence ».

[7] [Note de Didier Fassin] L’histoire longue du conflit en Palestine fait l’objet du livre du professeur de l’université Columbia Rashid Khalidi, The Hundred Years’ War on Palestine : A History of Settler Colonialism and Resistance 1917-2017, New York, Picador, 2020.

[8] [Note d’Enzo Traverso] Edward Saïd, D’Oslo à l’Irak, Fayard 2005 [2004], p. 226-227.

[9] Cette juxtaposition de conditions de vie confortables et de conditions qui ne laissent guère d’autre possibilité que la survie, c’est ce contraste insoutenable qu’a voulu aussi montrer Jonathan Glazer dans son film La Zone d’intérêt. Si le film montre la vie confortable du commandant d’Auschwitz-Birkenau à deux pas de l’enceinte d’un camp de concentration, lorsqu’il a obtenu cette année l’Oscar du meilleur film étranger son réalisateur n’a pas caché qu’il avait voulu aussi parler du présent. Et si le film avait été tourné avant le 7 octobre, Glazer n’a pas hésité à déclarer que « dans ce film, tous les choix ont été faits pour nous confronter au présent. Le film montre où nous mène la déshumanisation. Nous sommes ici en tant quhommes qui réfutent le fait que la judéité et lHolocauste soient détournés par une occupation qui a conduit à des conflits pour tant dinnocents. Les victimes du 7 octobre, les victimes des raids de Gaza sont des victimes de deshumanisation ». Ne suivant guère ce genre d’événement (les Oscars, je veux dire), j’ai eu connaissance de cette prise de position par un article de Naomi Klein traduit sur le site de l’Agence Médias Palestine.

[10] À ce propos, le titre de l’article signé par Alain Gresh et Sarra Grira dans Orient XXI du 30 septembre dernier en dit assez long : « Gaza-Liban : une guerre occidentale ».

[11] [Notes de Traverso] Voir Norberto Bobbio, Teoria generale della politica, Turin, Einaudi, 1999 et Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, Gallimard, 2004 [1639].

[12] Sur ce massacre, voir par ici ma recension de Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du Massacres de la Saint-Barthélemy.

[13] Où l’on a pu voir, entre autres, la mairie de Paris interdire un événement prévu le 6 décembre 2023 au Cirque d’Hiver et intitulé « Contre l’antisémitisme, son instrumentalisation, et pour la paix révolutionnaire en Palestine », auquel devaient prendre part, excusez du peu Judith Butler, de passage à Paris à ce moment-là, et Angela Davis, en visioconférence depuis les États-Unis…

[14] Je réalise trop tard que cette histoire avait déjà été racontée dans Lundi matin du 19 mars dernier par Sophia Deeg… Tant pis : bis repetita placent.

[15] Dont la traduction française sera publiée prochainement dans le n°25 de la Revue du Crieur, à paraître le 7 novembre prochain, et qui contiendra un gros dossier sur la Palestine.

[16] Et auteur de À travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine (La Fabrique, 2008), qui parle des tactiques de l’armée d’occupation israélienne.

[17] Hannah Arendt qui, en 1948, au lendemain de la première guerre israélo-arabe, écrivait ce qui suit et qui est justement rappelé par Enzo Traverso : « Et même si les Juifs devaient gagner la guerre, la fin du conflit verrait la destruction des possibilités uniques et des succès uniques du sionisme en Palestine. Le pays qui naîtrait alors serait quelque chose de tout à fait différent du rêve des Juifs du monde entier, sionistes et non sionistes. Les Juifs “victorieux” vivraient environnés par une population arabe entièrement hostile, enfermés entre des frontières constamment menacées, occupés à leur autodéfense physique au point d’y perdre tous leurs autres intérêts et toutes leurs autres activités. Le développement d’une culture juive cesserait d’être le souci du peuple entier ; l’expérimentation sociale serait écartée comme un luxe inutile ; la pensée politique serait centrée sur la stratégie militaire ; le développement économique serait exclusivement déterminé par les besoins de la guerre. Et tout cela serait le destin d’une nation qui – quel que soit le nombre d’immigrants qu’elle absorberait et si loin qu’elle étendrait ses frontières (la revendication absurde des révisionnistes inclut l’ensemble de la Palestine et la Transjordanie) – resterait néanmoins un tout petit peuple, largement supplanté en nombre par des voisins hostiles. » (Extrait de « Pour sauver le foyer national juif », 1948, dans Écrits juifs, Fayard, 2011.) « Cette perspective, que Arendt envisageait comme un cauchemar, est aujourd’hui sous nos yeux », commente Traverso.

Ce contenu a été publié dans Actualité internationale, Essais, Histoire, Notes de lecture, Politique, avec comme mot(s)-clé(s) . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.