Rémi Carayol, Le Mirage sahélien. La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane et après ? éd. La Découverte, 2023.
Peo Hansen & Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne, traduit de l’anglais par Claire Habart, éd. la Découverte, 2022 [2014].
L’Afrique vient de connaître deux pronunciamentos à un mois d’intervalle : fin juillet au Niger, fin août au Gabon. Ils viennent après d’autres qui ont bouleversé le paysage politique de ce que l’on appelait naguère le « pré carré » de la France : Mali (2020/2021), Burkina-Faso (2022) et Tchad (2021, coup d’État perpétré par le fils du président décédé afin de lui succéder et, contrairement aux deux autres, soutenu par la France représentée par Emmanuel Macron, présent aux obsèques d’Idriss Deby). Relativement discret sur le Gabon (dont le président déchu, Ali Bongo, avait encore été reçu en 2021 à Paris par son homologue français) le gouvernement français, relayé par une presse mainstream au garde-à-vous, a évoqué, concernant les pays du Sahel, un « sentiment antifrançais » et des « manipulations de puissances étrangères » (entendez : la Russie) pour expliquer la défiance ouvertement exprimée par les militaires maliens, burkinabés et nigériens contre l’armée française, qui a déjà dû décamper des deux premiers pays, tandis que les nouveaux dirigeants nigériens exigent qu’elle en fasse autant… Les deux ouvrages dont nous parlerons ici proposent, chacun à leur manière, des versions quelque peu différentes de cette histoire. En effet, il est bien difficile d’y comprendre quoi que ce soit si l’on ignore ce qui l’a précédée, soit l’entreprise coloniale française d’abord, européenne ensuite.
Comme on l’aura compris à la lecture de son titre, Rémi Carayol consacre son livre à la guerre menée par la France au Sahel depuis une décennie. Si, comme moi, vous n’avez pas suivi en détail ces événements depuis 2013, date du déclenchement de l’opération dite « Serval » au Mali, alors il est nécessaire de jeter un petit coup d’œil en arrière pour comprendre le déroulé des opérations.
Ça « commence » – oui, le choix d’un « commencement » est arbitraire, évidemment, mais on ne peut guère s’en passer, faute de quoi il faudrait remonter très loin dans le temps – ça commence donc avec Nicolas Sarkozy. On ne s’attardera pas ici sur les raisons qui l’ont poussé à bombarder la Libye[1]. Toujours est-il que les conséquences, elles, se sont fait sentir jusque aujourd’hui. Cette intervention militaire massive soutenue par l’OTAN provoque, entre autres, la fuite de milliers de combattants touaregs jusque-là au service de Kadhafi. Ces combattants aguerris « rentrent » au pays où ils créent le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) avec pour objectif d’obtenir l’indépendance de ce qu’ils considèrent comme leur pays, l’Azawad, soit tout le nord du Mali dont, début 2012, ils investissent les principales cités : Ménaka, Kidal, Gao, Tombouctou. Ce succès donne des idées – de l’appétit – à différents groupes djihadistes (de musulmans salafistes), plus ou moins divisés mais qui coopèrent entre aux pour affronter les mécréants du MNLA. Dès juin 2012, ces derniers sont défaits et les djihadistes prennent leur place, imposant des règles très strictes dans les villes occupées (interdiction d’écouter de la musique, voile intégral pour les femmes, justice plutôt raide – des voleurs ont la main coupée à Gao). Début 2013, ils font mouvement vers le sud et « la propagande française évoque une descente sur Bamako, la capitale du Mali » (dixit Carayol[2]), ce qui paraît tout à fait improbable, mais suffit à mettre le feu aux poudres à Paris et donc à déclencher l’opération Serval (comme toujours, « à la demande du Président malien ») : 5 000 soldats français, avec appui aérien et tout ce le tintouin, sont envoyés illico et reconquièrent vite fait le nord du pays. Fin de l’histoire ? Dans vos rêves ! En 2014, François Hollande « l’Africain » annonce la fusion de Serval et d’Épervier – une force militaire française présente depuis… 1986 ! au Tchad où elle avait été déployée à l’époque par un autre François, Mitterrand celui-là, pour protéger un autre dictateur, Hissène Habré, contre des incursions en provenance de… Libye, hé oui, déjà[3]. Le nouveau dispositif se nomme Barkhane. Macron en annonce la fin le 9 novembre 2022, après que les militaires français aient dû quitter le Mali, sans pour autant abandonner le terrain : le Président ajoute en effet que « l’armée française continuera de se battre au Sahel et dans le Golfe de Guinée en partenariat avec les pays qui le souhaitent » (Carayol)[4].
Après une décennie de guerre, aucun des objectifs français n’a été atteint, loin de là : les djihadistes contrôlent des zones toujours plus étendues au Mali, au Burkina et au Niger. Les alliances temporaires nouées par les Français avec tel ou tel groupe contre tel ou tel autre n’ont fait qu’envenimer les choses, sans parler du fait que les Français ont souvent lâché leurs alliés au bout de quelque temps, les laissant démunis face aux attaques des groupes rivaux. En proie à l’insécurité, des groupes de paysans et/ou d’éleveurs ont commencé à créer leurs propres milices d’autodéfense, ce qui a donné lieu, semble-t-il à des cycles meurtriers de vendettas. On ne sait pas combien de personnes ont tué les soldats français – de toute façon, les victimes africaines sont pour l’essentiel qualifiées de « terroristes » par l’armée dans des communiqués complaisamment repris par les médias français. Tout juste a-t-on parlé de quelques « bavures » par-ci par-là, comme ce bombardement d’une noce dont les militaires persistent, envers et contre toute évidence et les rapports d’organisations internationales, à prétendre qu’il s’agissait d’un rassemblement de djihadistes… On connaît seulement – et là, pour le coup, en détail – le nombre de soldats français morts en opération. Il suffira de dire qu’il tourne autour d’une cinquantaine, tandis que de l’autre côté (« djihadistes » ou présumés tels), on les compte plutôt par centaines, voire par milliers. D’ailleurs, la rhétorique de l’armée et des dirigeants français n’utilise jamais le terme de guerre, mais d’« opération antiterroriste » – et si cela vous fait penser au terme d’« opération militaire spéciale » de Poutine à propos de l’invasion de l’Ukraine, c’est que vous avez mauvais esprit.
L’intérêt du livre de Carayol est de raconter tout cela par le menu, et aussi de nous faire comprendre ce qui rend possible pareille infamie. Il insiste, entre autres, sur la tradition coloniale dans l’armée française. Il nous montre des militaires des années 2000 particulièrement exaltés par les « exploits » de leurs prédécesseurs des temps « héroïques » de la conquête coloniale. C’est à gerber. Ces types sont des grands malades. Ils en sont toujours au discours sur la colonisation comme entreprise de civilisation d’un continent autrement voué aux ténèbres. Carayol montre aussi comment ces délires galonnés ont pris le pas sur la diplomatie et comment les conseillers militaires de l’Élysée et le ministère de la Défense ont marginalisé le quai d’Orsay. Bon, ça me rappelle un peu le clivage entre police et justice, ici en métropole – les juges seraient plus « gentils » que les flics… Quand on voit comment ils ont traité les émeutiers de juin et juillet derniers, on peut en douter[5].
La réalité de ce clivage entre militaires et diplomates, le livre Eurafrique nous apprend à en douter, lui aussi. Il revient en effet sur la genèse du projet européen et son lien étroit avec la colonisation de l’Afrique. Dès 1918, des mouvements « paneuropéens » voient le jour. Leurs instigateurs ont compris que, sorties exsangues de du conflit le plus meurtrier de l’histoire, qui a, de plus, eu raison des vieux « empires centraux », les nations européennes voient s’évanouir leur ancienne prééminence mondiale. Place désormais à l’Amérique d’un côté, à l’« Eurasie » de l’autre. La seule chance de compter encore dans les rapports de forces internationaux, c’est donc l’unité européenne. Mais qu’est-ce que cette Europe, sinon une petite péninsule du continent eurasiatique, surpeuplée et dépourvue de matières premières ? Heureusement, il lui reste un héritage du temps où elle dominait le monde : l’Afrique ! Dès lors vont naître des projets « géopolitiques » (le terme connaît alors son heure de gloire). Hansen et Jonsson rapportent dans leur livre, y compris sous forme d’illustrations très parlantes, les élucubrations du lobby colonial de l’époque – on y découvre l’Eurafrique, puissance mondiale entre l’Amérique et l’Eurasie. L’Afrique peut fournir à l’industrie européenne les matières premières dont elle a besoin. Elle peut aussi accueillir les émigrés européens qui jusqu’alors partaient plutôt en Amérique. Et bien sûr, la colonisation apportera la civilisation jusque dans les zones les plus reculées du continent noir, ce qui demandera de gigantesques chantiers d’infrastructures – un chemin de fer de Berlin au Cap, par exemple, ou des barrages sur les principaux fleuves africains, etc. – et donc… des débouchés pour l’industrie et la main-d’œuvre européenne (il est alors généralement admis que l’Afrique est sous-peuplée tandis que l’Europe est surpeuplée). En bref, comme le proclament les lobbies proeuropéens et coloniaux : l’Europe ne se fera pas sans l’Afrique et réciproquement.
Si la période 1918-1945 est plutôt dominée par ces lobbies et les projets plus ou moins utopiques destinés à favoriser l’union euro-africaine (un de ces fondus ira jusqu’à imaginer de construire un barrage sur la Méditerranée à Gibraltar et un autre entre la Sicile et la Tunisie, ouvrant des passages à gué entre les deux continents et entraînant une baisse du niveau de la mer libérant des millions d’hectares de terres labourables…), après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la question de l’existence des nations européennes se repose avec probablement encore plus d’acuité qu’au lendemain de la Première. La suite du livre est l’histoire tout à fait passionnante des négociations entre les divers pays européens qui aboutirent au Traité de Rome (1957) donnant naissance à la Communauté économique européenne (CEE). Vous vous demanderez peut-être, en me lisant, « qu’est-ce que c’est que ce type qui prétend se passionner pour des histoires pareilles ?! », mais je vous assure que ce livre est bien autre chose qu’une simple histoire des institutions européennes[6]. En fait, il faut se rendre compte qu’à l’époque, parmi les six pays engagés dans la démarche du « marché commun », certains ont encore des colonies (la France en premier lieu) et les autres pas. Dès lors, l’objectif des Français (principalement, le Royaume-Uni, l’autre grand empire colonial, ayant préféré jouer la carte du Commonwealth et de l’alliance atlantique) est d’obtenir l’intégration des territoires d’outre-mer (les TOM) dans le marché commun sans pour autant abandonner leur souveraineté sur eux. En contrepartie, on offre aux autres pays la possibilité d’y investir et d’y faire du commerce sans barrières douanières, comme entre les Six.
En fait, le livre fait apparaître que cet enjeu d’intégration des territoires coloniaux sera le principal point d’achoppement des négociations. Il sera dépassé grâce à divers compromis – particulièrement, la limitation des déplacements des ressortissants des TOM en Europe métropolitaine, ressortissants que l’on nommera « travailleurs » et non pas « citoyens », prolongeant ainsi la discrimination coloniale entre Européens et non-Européens. En même temps, s’il est vrai que la réussite de ce compromis représentait une vraie difficulté, l’argument de l’Eurafrique faisait quant à lui la une des principaux organes de presse occidentaux, tels le New York Times ou Le Monde.
Bref, j’ai découvert, quant à moi, à quel point la question coloniale avait été cruciale aux premières heures de la construction européenne. Et je ne pense pas être le seul à l’avoir ignoré jusqu’ici. En effet, comme les deux auteurs le soulignent dans leur conclusion, « à l’orée des années 1960 et à la veille des indépendances officielles des anciennes colonies africaines, l’Eurafrique va rapidement disparaître des programmes politiques et des discussions du grand public. » Pourquoi ? Ici, Peo Hansen et Stefan Jonsson recourent à un concept proposé par Fredric Jameson : celui de « médiateur évanescent » (vanishing mediator), soit « un catalyseur historique qui permet le passage en douceur d’une période historique à une autre et d’un paradigme de pensée au suivant ».
« Dans une première phase, écrivent-ils, les États coloniaux de l’Europe, en particulier la France, comprennent que la souveraineté coloniale ne peut être maintenue en Afrique qu’en collaborant avec d’autres États européens, c’est-à-dire en construisant l’Eurafrique. Cette formation eurafricaine favorise en suite l’intégration européenne et une européanisation partielle du colonialisme. Une fois la responsabilité des investissements en Afrique et les avantages du commerce africain coordonnés au niveau international, le système eurafricain peut abandonner sa connotation coloniale et puiser dans d’autres sources de légitimation, en mobilisant par exemple le registre du « droit international » ou du « développement ». Après avoir accompli cette mutation, l’Eurafrique a rempli sa fonction : la communauté nouvellement instituée n’a plus besoin d’être rattachée à ce label transitoire puisqu’elle s’intègre en tant que telle dans l’ordre mondial, un ordre postcolonial dans lequel les relations entre l’Afrique et l’Europe sont réglées par le biais de négociations internationales (les conventions de Yaoundé et de Lomé[7]) mais dans lequel les structures économiques héritées de l’ère coloniale restent néanmoins intactes. Tout cela est rendu possible par la médiation évanescente de la formation eurafricaine, qui a pour fonction, avec le recul, de préserver les relations de domination existantes moyennant un changement d’étiquette. Une fois cette fonction remplie, l’Eurafrique “disparaît”, donnant ainsi l’impression d’une pause ou d’une discontinuité historique – entre colonial et post colonial, intégration pré- et posteuropéenne, suprématie blanche et “partenariat”, exploitation coloniale et “développement”, “mission civilisatrice” et “aide au tiers-monde”, la rupture étant adéquatement symbolisée par l’annus mirabilis de 1957, marqué à la fois par l’accession à l’indépendance d’un premier territoire colonial africain, le Ghana (5 mars), et par l’établissement de la communauté eurafricaine par le traité de Rome (25 mars). Ainsi, en tant que médiateur évanescent, l’Eurafrique a produit elle-même les conditions de sa propre disparition. Et pourtant, la transition d’un ordre mondial colonial dominé par l’Europe au régime mondial du capitalisme international n’aurait pas été possible sans cette médiation. »
Le 3 septembre 2023, franz himmelbauer
[1] Je n’ose pas émettre l’hypothèse que l’on ait porté la guerre dans un pays juste pour se débarrasser du témoin très compromettant (Kadhafi) d’une affaire de financement illégal de campagne électorale – celle de la présidentielle de 2007, qui vit la victoire de Sarkozy. Si jamais c’était le cas, ce serait de toute façon un échec : on vient en effet d’apprendre que deux juges du pôle financier viennent de prononcer le renvoi de l’ex-Président et de douze de ses complices présumés devant le tribunal correctionnel, l’audience étant fixée début 2025 (sous réserve de voies de recours : ça peut traîner encore plus).
[2] Ce passage reprend des éléments donnés par Rémi Carayol dans ses « Repères chronologiques », au début du livre, lesquels, assortis de cartes et d’une présentation des groupes armés opérant au Sahel, permettent au lecteur ignorant dans mon genre de s’y retrouver. Je signale au passage qu’on peut retrouver un certain nombre de textes de Rémi Carayol (dont certains ont servi de base à la rédaction de son livre) sur l’excellent site Afrique XXI.
[3] Ce n’était pas la seule coïncidence entre ces opérations militaires au Tchad et au Mali. Je me souviens que l’un des pousse-au-crime qui exhortaient Mitterrand à envoyer des avions de chasse bombarder les ennemis d’Hissène Habré – dont il faut rappeler qu’ils n’étaient autres que les partisans, réfugiés en Libye, du Président Goukouni Oueddeï renversé par Hissène Habré avec l’appui de… la France – était l’inénarrable BHL, lequel récidiva auprès de Sarko afin d’obtenir le bombardement de la Libye…
[4] Dans ce contexte, la présence au Niger était devenue d’autant plus importante. C’est peut-être pour cette raison que les autorités françaises refusent d’entendre l’injonction de la junte nigérienne qui exige le retrait des soldats français de son territoire, transformant ainsi de facto leur corps expéditionnaire en armée d’occupation.
[5] À la décharge des diplomates, on dira que les politiques (le pouvoir exécutif, qui porte ici bien son nom) ne valent pas mieux. Voyez plutôt François Hollande déclarant à Bamako, le 2 février 2013, alors qu’il est entouré d’une foule en liesse qui se réjouit de la « victoire » des militaires français sur les djihadistes, qu’il vit « la journée la plus importante de [sa] vie politique ».
[6] De plus, ce qui ne gâte rien, il est bien écrit et excellement traduit. On ne s’ennuie pas une seconde à sa lecture.
[7] Accords passés pour aménager les conditions du libre-échange entre la CEE et un certain nombre de pays dits « du tiers-monde », qui prolongent et étendent en fait l’accord initial du Traité de Rome.