Elsa Dorlin (dir.), Jean-Pierre Sainton et Mathieu Rigouste, Guadeloupe Mai 67. Massacrer et laisser mourir, Libertalia, 2023
En Guadeloupe on dit Mé 67[1]. En France métropolitaine, mai nous fait plutôt penser à 1968… C’est bien sur ce décalage, qui n’est pas seulement de l’ordre de la perception, mais bien de la gestion de l’ordre colonial, que revient l’ouvrage qui paraît aujourd’hui, compte-rendu de la recherche historienne et politique sur cet « événement » qui, à coup sûr, s’apparente plus à ce que l’on avait nommé pudiquement les « événements d’Algérie » (qui n’étaient pas la guerre, comme chacun sait), lesquels dataient d’à peine cinq ans auparavant, qu’aux « événements », comme on disait alors, de Mai 68[2]. On compta (bien heureusement) peu de morts lors de ces derniers – même s’il faut toujours se méfier des statistiques officielles. Ce fut loin d’être le cas dans ce « confetti de l’Empire » qu’est la Guadeloupe, « département français » (comme l’Algérie avant l’indépendance).
Les 26 et 27 mai 1967, les soi-disant « forces de l’ordre » ouvrirent le feu avec leurs armes de guerre sur des foules désarmées qui manifestaient dans les rues de Pointe-à-Pitre. Aujourd’hui, on ne connaît toujours pas précisément le nombre de personnes que tuèrent les gendarmes mobiles durant ces deux journées (à coup de fusils mais aussi à la suite de tabassages extrêmement violents, s’apparentant à des lynchages, commis par ces mêmes détenteurs de la violence légitime). Les chiffres officiels annoncent sept victimes. Des années plus tard, en 1985, un sous-ministre aux DOM-TOM laissera tomber le chiffre de quatre-vingt-sept, dont personne ne semble savoir d’où il le sortait… Comme le dit Jean-Pierre Sainton, « il est fort probable que le chiffre précis des morts de 1967 ne sera jamais connu avec certitude [mais] il serait indécent de vouloir retenir une fourchette approximative de sept à quatre-vingt-sept ».
Personnellement impliqué à divers titres dans cette histoire, c’est ce même Jean-Pierre Sainton[3] qui présente tout d’abord le déroulement des faits et leur contexte. Selon lui, ils peuvent s’expliquer, avec le recul, par « une triple conjonction de facteurs ».
« Au fondement, dit-il, il s’agit de l’épilogue d’une crise sociale résultant des soubresauts terminaux de la société d’habitation tardive des années 1960, de la poussée de l’urbanisation, de la croissance du chômage des jeunes, fruits à la fois de l’avancée démographique et de la stagnation de l’économie de production ». On se souvient peut-être que « société d’habitation », ici, signifie économie de plantation historiquement basée sur l’esclavage, pour le dire simplement. Les « habitations » étaient les exploitations tenues par les Blancs[4] et qui produisaient, à coups de trique sur le dos des « Nègres », le sucre[5], essentiellement, et autres denrées coloniales fort prisées en métropole.
Le deuxième facteur tient à une situation politique très instable, en pleine décomposition/recomposition. Pour faire vite : l’État français prend de plus en plus le pas sur toutes les instances intermédiaires, s’appuyant sur la forte popularité de De Gaulle en Guadeloupe. « La gestion politique gaullienne poursuit […] les modalités classiques de la gouvernance coloniale en les mâtinant de politique sociale et d’autoritarisme impérial répressif. » Pour en donner une idée, il faut citer une répartie fameuse du général, en 1964, répondant à la requête d’évolution statutaire émise par Aimé Césaire, alors député-maire de Fort-de France, en Martinique : « Entre les deux façades de l’Atlantique, il n’y a que des poussières d’îles. On ne bâtit pas des États sur des poussières. » Il faut aussi rappeler que, malgré cette popularité de De Gaulle, la Guadeloupe votait massivement pour le Parti communiste, un parti « en pleine crise d’incapacité théorique et politique », comme le disait l’un de ses anciens dirigeants, cité par Sainton, qui ajoute : « Maintenant un discours communiste orthodoxe avec son option autonomiste, il vé[gétait] dans l’immobilisme et la gestion des municipalités qu’il dirige[ait]. » Dernier élément de ce paysage politique : l’apparition de groupes de jeunes que notre police politique d’aujourd’hui nommerait « radicalisés », et qui tournent leurs regards vers les luttes de libération nationale, la décolonisation, la révolution cubaine toute proche… Mais les mouvements qui se constituent alors se divisent, en 1965, sur la question de savoir s’il faut, ou non, participer aux élections présidentielles françaises en soutenant un certain François Mitterrand.
« Le troisième facteur, nous pourrions dire le facteur déclenchant des événement de Mai 67 tient au pouvoir colonial lui-même », dit Jean-Pierre Sainton. D’une part, Paris ne veut rien lâcher en termes d’autonomie, on l’a vu, obnubilé par le contexte de guerre froide (des îles où le Parti communiste est puissant risqueraient de se rapprocher de l’URSS). D’autre part, n’ayant rien compris à la crise économique et sociale évoquée plus haut, le pouvoir compte sur ses forces de répression pour « tenir » ses départements d’outre-mer. Si l’on ajoute à ce cocktail détonant le racisme toujours bien présent des Blancs héritiers des colons esclavagistes, on comprend que la situation peut partir en vrille à la moindre occasion. De plus, selon Jean-Pierre Sainton, le pouvoir n’attend que cela : régler par une confrontation militaire le « problème » que lui pose le mouvement de contestation nationaliste naissant – autrement dit, l’isoler et l’éliminer de la scène politique.
L’occasion attendue se présente le vendredi 26 mai à Pointe-à-Pitre. On est en pleine grève massive. Des centaines de grévistes attendent sur la place de la Victoire l’issue des négociations menées entre patrons et syndicats dans un immeuble qui donne sur cette place. En début d’après-midi, les négociations sont rompues et une rumeur circule dans la foule sur des propos racistes tenus par un membre de la délégation patronale : « De toute façon, lorsque les nègres auront faim, ils reprendront le travail. » Il semble que le mot en n – le mot qui fâche – n’ait peut-être pas été prononcé. Mais ça ne change rien à la colère des grévistes[6], qui caillassent les patrons à leur sortie sous protection policière. S’ensuivent des affrontements entre jeunes et policiers (CRS et gendarmes mobiles). « Vers 15h30, un CRS est sérieusement blessé à la face par un jet de conque de lambi[7]. L’ordre de tir est aussitôt donné par le commissaire de police […] qui coordonne sur place les escadrons de CRS et de gendarmerie. Jacques Nestor, un militant du Gong préalablement identifié par les forces de police, qui se trouvait au premier rang des manifestants, est visé et abattu le premier[8]. » À partir de là, les pandores se déchaînent jusqu’au lendemain soir, jusqu’à ce que plus aucun attroupement ne reste dans les rues.
Du côté du pouvoir colonial, on parlera d’émeutiers… « racistes » ! Toujours ce même retournement – les victimes sont les coupables et les Noirs racistes « anti-Blancs »…
Après le massacre, ce sera le tour de la répression judiciaire. En Guadeloupe et à Paris. Ici et là, les procès se termineront par des fiascos du point de vue de l’accusation. Mais il n’est pas inintéressant de constater, là encore, une grande différence entre les procédures de Paris et Pointe-à-Pitre. Dans la capitale des souchiens, on juge plusieurs dirigeants du Gong devant la Cour de sûreté de l’État qui fut longtemps l’instrument de la justice d’exception en France, bien avant de céder la place aux instances de l’antiterrorisme. Le procès fera long feu, grâce notamment à la mobilisation d’un certain nombre d’intellectuels (Césaire, Sartre, etc.) et de ténors du barreau qui avaient déjà défendu le FLN peu auparavant. Il bénéficiera en outre d’une couverture médiatique de qualité (Le Monde était encore lisible à l’époque, paraît-il), ce qui fera découvrir la situation coloniale des Antilles à nombre de Français qui l’avaient ignorée jusque-là.
À Pointe-à-Pitre, par contre, on juge des « émeutiers » – des racailles comme disait l’autre. Rien de politique là-dedans, évidemment. Sauf que là aussi, le procès tournera à la déconfiture de l’accusation, car aucune preuve ne pourra être produite contre ces supposés émeutiers, lesquels avaient été raflés au petit bonheur la chance par la police (enfin, au petit bonheur la chance, c’est vite dit, peut-être bien plutôt au faciès).
Voici la conclusion de Jean-Pierre Sainton : « La question qui se pose vraiment est plus l’aveu, ou la reconnaissance, d’un crime d’État commis à l’encontre de la population civile de Guadeloupe que du nombre des morts. Mai 67 n’ayant pas été un “dérapage” circonstanciel, une “faute” commise par quelques fonctionnaires, mais bien l’aboutissement d’une volonté exprimée dans toute la chaîne de responsabilités de l’État, du département au plus haut niveau gouvernemental, de régler de façon radicale toute velléité de séparatisme par une leçon durable, [celle-ci] touche au fondement de la relation politique. »
C’est précisément ce que s’emploie à montrer Mathieu Rigouste dans le deuxième texte de cet ouvrage, dont le titre et le sous-titre disent déjà bien à eux seuls de quoi il y est question : « De la contre-insurrection au système sécuritaire. Le massacre d’État de mai 1967 en Guadeloupe et la carrière du préfet Bolotte (Indochine, Algérie, la Réunion, Guadeloupe, Seine-Saint-Denis ». Excusez du peu. Ce genre de carrière me rappelle toujours celle de Maurice Papon – exécuteur des basses œuvres des nazis en France, insistant pour que ces pauvres enfants juifs ne soient pas séparés de leurs parents, pensez donc ! et, en toute humanité, se démenant afin qu’ils soient déportés avec leurs parents ; puis l’un des cadres civils de la contre-insurrection en Algérie, et encore préfet de police de Paris et à ce titre, commandant du massacre des Algériens le 17 octobre 1961. Le continuum colonial, en quelque sorte. Ah, j’allais oublier : ces deux sales personnages ont écrit des sortes de mémoires dans lesquelles ils expriment toute leur satisfaction du « travail » bien fait[9]. Celles de Bolotte n’ont pas été publiées mais Rigouste a pu les consulter aux archives de la Fondation nationale des sciences politiques. C’est donc ce préfet qui commanda le massacre de Mé 67 comme Papon celui d’octobre 61. Rigouste a déjà décrit dans plusieurs articles et ouvrages[10] le passage des théories et pratiques de la contre-insurrection de l’Indochine et de l’Algérie (sans oublier le Cameroun) dans les années 1950-1960 jusqu’aux quartiers dits « sensibles » en France après la déliquescence de l’Empire français, en passant par les « poussières » de cet Empire, telle la Guadeloupe à la fin des années 1960. Ici, il décrit la carrière d’un qui s’engagea dans la préfectorale à vingt-trois ans – brillant élément ! – mais, ombre au tableau, c’était en 1944, alors que ce corps prestigieux servait encore le maréchal Pétain. Qu’à cela ne tienne, « comme une partie importante des cadres de l’État français, de son armée et de sa police, Bolotte sera reconduit dans le nouvel État à la fin de l’Occupation ». Il gravira les échelons au fur et à mesure de ses affectations au cours desquelles il acquerra une importante expérience dont on a vu à quoi elle servit en Guadeloupe, mais dont Rigouste nous dit aussi qu’elle lui fut précieuse dans la suite de sa carrière en métropole. Ce chapitre du livre est vraiment très instructif quant à la genèse de la « gestion coloniale des quartiers », comme disaient les amis et camarades du Mouvement de l’immigration et des banlieues. En effet, Bolotte fut le premier préfet de Seine-Saint-Denis (en 1969) et, à ce titre, le créateur des premières brigades anticriminalité (les sinistres BAC) dans ce même département peuplé par les rejetons des « classes dangereuses[11] ».
« Le préfet, écrit Rigouste, traduit et réagence en Seine-Saint-Denis des dispositifs de quadrillage militaro-policiers qu’il avait mis en pratique en Algérie à partir du savoir-faire acquis en Indochine. Armé aussi de son expérience à la Réunion et en Guadeloupe, il participe à l’élaboration et au développement d’une nouvelle forme médiatico-policière de contre-insurrection appliquée à la ségrégation des périphéries populaires de la grande ville capitaliste. Son parcours retrace la fondation des machineries sécuritaires et du socio-apartheid contemporain. » Et de citer les mémoires du préfet : « Les problèmes majeurs étaient ceux que posaient les dizaines de milliers d’immigrants, en particulier dans les villes proches de Paris […] Les bidonvilles avaient proliféré à Saint-Denis, à La Courneuve, à Montreuil, à Aubervilliers, etc. Je ne pouvais pas supporter de revoir, ici et maintenant, les mêmes installations socialement et humainement insupportables que j’avais connues en Algérie ! » Insupportables pour qui ? Pas pour les habitants des bidonvilles, non. Sûrement pour « la République », comme le crache aujourd’hui un Darmanin recyclant les mêmes méthodes en retour dans une colonie (Mayotte) après leur application en métropole. Voici une autre citation de Bolotte rapportée par Rigouste :
« Les attaques des personnes âgées, ou isolées, en fin de journée, les dégâts et incendies causés aux voitures, les vitrines cassées et pillées, le caractère odieux et irrépressible des comportements dans les quartiers dits “difficiles” et, pour parler clairement, cela veut dire dans les banlieues à forte population immigrée, tous ces actes criminels de plus en plus nombreux, insensibles et agressifs, sont allés se développant. L’insécurité a envahi toutes les villes et même les campagnes […] Tout cela représente le retour d’une barbarie primitive, et c’est un pas en arrière de nos civilisations. » Voilà qui est clair et ne nous dépayse guère par rapport aux discours d’aujourd’hui.
Elsa Dorlin[12] clôt ce volume avec un texte qui, partant de Michel Foucault et de ses théories du biopouvoir et de la gouvernementalité, les « met à jour », si je puis dire, en les appliquant à l’esclavage et à la colonialité, des phénomènes que Foucault, semble-t-il, n’a jamais vraiment intégrés à ses analyses. On se souvient que selon lui, l’ancien régime du pouvoir, basé sur la souveraineté, pratiquait un « faire mourir et laisser vivre ». Le biopouvoir qui lui succède choisit plutôt de « faire vivre et laisser mourir ». Ce qui intéresse Elsa Dorlin, c’est « cette version plus explicite de ses mécanismes [du biopouvoir], laisser mourir, tuer, pour faire, pour mieux vivre » (c’est elle qui souligne). Au fond, ce qu’elle s’applique à démontrer, c’est qu’il existe un rapport essentiel, ou un lien organique, entre la vie des uns (les Blancs) à préserver et même améliorer et celle des autres (les Noirs et autres non-Blancs) à sacrifier au bénéfice des premiers. La « scène primitive » de cette sorte de vampirisme est la plantation (l’habitation, si l’on préfère rester aux Antilles). Bien sûr, après les abolitions de l’esclavage, il a fallu adapter les techniques de pouvoir. Mais les ressorts en sont demeurés les mêmes, comme on l’a vu avec Mathieu Rigouste et le continuum des politiques de contre-insurrection nées dans les colonies. Se référant à l’étude de Grégoire Chamayou sur Les Chasses à l’homme[13], Dorlin analyse l’exercice du pouvoir pastoral en système colonial : il s’agit bien de soigner le cheptel de façon à le faire croître et embellir (biopouvoir), mais aussi – condition sine qua non – de le protéger contre lui-même (brebis galeuses, qui s’écartent du troupeau, voire même prétendent accéder elles-mêmes aux fonctions de bergers. Justement, le préfet Bolotte, complaisamment relayé par la presse Hersant (France-Antilles), avait mis en garde les Guadeloupéens contre les « mauvais bergers » (les nationalistes, autonomistes et autres indépendantistes, bien sûr). Et c’est afin de protéger ses ouailles qu’il se livra à ce que Chamayou appelle une « chasse pastorale », laquelle consiste à éliminer tous ces éléments dangereux du troupeau.
Dorlin ne s’en tient pas là. Elle analyse ensuite les diverses techniques utilisées par l’empire afin de maintenir sa domination coloniale. La politique de départementalisation conduite après-guerre s’accompagna de ce que l’auteur martiniquais Monchoachi nomme[14] « le filet le plus large à la fois et le plus raffiné et cruel que l’Occident ait jamais déployé dans son entreprise globale de perversion de l’humain » : la politique dite d’« assimilation ». Relèvent de cette politique :
– l’entreprise d’effacement de la mémoire d’événements comme Mé 67, accompagnée d’une réécriture consensuelle de l’histoire de l’esclavage et (surtout !) de son abolition ;
– la mobilisation des jeunes hommes antillais dans l’armée de conscription d’abord, puis professionnelle, et leur déplacement systématique loin des Caraïbes ;
– l’exportation de la main d’œuvre vers la métropole, dans le bâtiment et les services de sécurité privée pour les hommes, et la domesticité pour les femmes – celles-ci employées, donc, dans la sphère de la reproduction, comme c’est le cas de la plupart des femmes des classes populaires, mais dans ce cas particulier, il ne faut pas oublier la dimension raciale : il s’agit de la reproduction des vies blanches par des femmes noires ;
– concernant ces dernières, des campagnes de stérilisation, des placements d’enfants à la Dass et leur adoption plus ou moins contrainte par des « gens de bien » (donc plutôt blancs et métropolitains).
Elsa Dorlin parle ainsi d’une « division et d’une gestion raciales et sexuelles de la reproduction comme théorie contre-insurrectionnelle qui vise la sexualité et la maternité noires, qui mutile la vie intime, disloque les désirs et les affects, défigure les transmissions générationnelles et mémorielles ». Et, demande-t-elle, « peut-on comprendre son articulation aux dispositifs de répression des mouvements sociaux autonomistes et indépendantistes antillais et guyanais ? » « Restituer une histoire des rapports de pouvoir à un point nodal », conclut-elle, « a consisté pour moi à faire cette tranchée archéologique dans ces années 1950 et 1960 caribéennes, à excaver cette répression coloniale qui lie le destin des Antilles et de l’Algérie ; mais aussi à penser ensemble les soulèvements révolutionnaires, populaires, syndicaux, politiques et intellectuels avec les subjectivités et les corps des femmes, la mémoire, la vie des familles, la résistance des attachements qu’une thanatopolitique a également ciblés, abîmés et abattus. »
Je n’ai pas besoin de préciser que j’ai vraiment apprécié ce livre qui, pour être bref, n’en est pas moins important.
Le 30 avril 2023, franz himmelbauer, pour Antiopées.
[1] C’était le titre d’un colloque tenu à l’université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis : « Mé 67, retour sur un massacre d’État », en 2017, cinquante ans après, donc, à l’initiative d’Elsa Dorlin, avec la participation des deux autres auteurs de ce livre et encore d’autres chercheurs et historiens.
[2] À propos de la notion d’événement, je recommande (même si je me répète, je crois l’avoir déjà fait) le texte de Deleuze et Guattari, « Mai 68 n’a pas eu lieu », recueilli dans Gilles Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, éd. David Lapoujade, Les Éditions de Minuit, 2003.
[3] Voici ce qu’il en disait lors du colloque du cinquantenaire : « […] d’abord, parce que sont des événements qui se déroulèrent dans mon pays et frappèrent dramatiquement mon peuple ; par le nombre de victimes, de blessés, de traumatisés ; […] Ensuite, parce que, comme beaucoup de Guadeloupéens de ma génération, je compte au nombre des témoins, passifs certes (je n’avais que onze ans et demi). Comme de très nombreux lycéens de ma classe d’âge, j’ai vu et surtout beaucoup entendu depuis le lycée Carnot de Pointe-à-Pitre (qui se situe au cœur du quartier des débuts de l’émeute) les jours d’avant, puis les jours d’après ; je me souviens très bien de Jacques Nestor [militant identifié par la police, et abattu dès les premiers instants de la fusillade], qui déjeuna à la maison le 1er mai 1967, vingt-cinq jours avant son assassinat. Enfin […], j’ai été concerné plus personnellement au travers de mon père, Pierre Sainton, membre fondateur et principal dirigeant du Groupe d’organisation de la Guadeloupe (Gong), qui a été directement impliqué. J’ai gardé une mémoire personnelle, intime, de ces événements comme de l’atmosphère de la période. Enfin, en tant qu’historien, j’y suis revenu à plusieurs reprises pour en faire l’“histoire”, pour recueillir et confronter la mémoire des faits, décrypter, contribuer à rendre intelligible ce qui longtemps, pour beaucoup, est resté confiné dans l’insoutenable et l’indicible. »
[4] Voir par exemple Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial (Points/Seuil, 2020). Dans le chapitre 5, « La plantation de nègres », parlant du développement de l’exploitation sucrière aux Antilles durant le XVIIe siècle, et décrivant la « plantation type » qui se généralise dans la région, elle note que les plantations les plus importantes, « appelées habitations par les Français » comptent environ 90 esclaves pour 100 hectares. Sur le régime de l’« habitation », on pourra lire aussi Caroline Oudin-Bastide, L’Effroi et la terreur. Esclavage, poison et sorcellerie aux Antilles, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2013.
[5] Sur le sucre, voir Pierre Dockès, Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, éd. Descartes & Cie, 2009.
[6] Que le mot qui fâche ait été prononcé ou pas importe assez peu : le seul fait que les personnes réunies sur la place aient pu le croire en dit long sur les rapports sociaux (hérités de l’esclavage) qui régnaient alors en Guadeloupe.
[7] « Le lambi est une espèce de bulot tropical de bonne taille, est-il expliqué en note de bas de page. Le coquillage est lourd et hérissé de protubérances. » On en trouve en abondance sur les plages, c’est le pavé local, en quelque sorte. Et Pointe-à-Pitre est située en bord de mer…
[8] Le Gong, « ferment et cœur de la radicalisation du discours de la jeunesse guadeloupéenne » de ces années-là, et dont il a été question dans la note 3, n’était alors qu’un « petit groupe de quelques dizaines de militants faiblement implantés dans quelques points seulement de la Guadeloupe ». « Mais il [était] très actif, et sa réception favorable [était] beaucoup plus large que son poids et son audience réelle. » La comparaison est un peu osée, je suppose, mais imaginons l’un des leaders de la contestation étudiante en 1968 – Dany Cohn-Bendit par exemple –, délibérément abattu par la police dès les premières manifs de mai… Ce seul fait donne déjà une idée de la différence de traitement réservée aux opposants entre métropole et colonie.
[9] Oui, enfin, pour Papon, c’est même encore un peu pire, puisqu’il se la jouait philosophe et professeur de sciences morales et politiques dans un ouvrage publié chez Fayard en 1965, Vers un nouveau discours de la méthode. Rien que ça… « Au lieu de subir les événements et leur enchaînement, comment les maîtriser et, si possible, les conduire, tel est l’essentiel de cet essai. » Pour paraphraser Michel Audiard, je dirai que les salauds, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît.
[10] Entre autres : L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, 2009 ; La Domination policière. Une violence industrielle, La Fabrique, 2012.
[11] Louis Chevalier, Classes laborieuses et Classes dangereuses, Hachette Pluriel, 1990, [1958].
[12] J’avais rendu compte ici-même de son livre Se Défendre. Une philosophie de la violence, paru chez Zones éditions en 2017.
[13] Parue à La Fabrique en 2010.
[14] Dans un texte intitulé : « Dans la glace du temps présent », publié aux États-Unis en bilingue anglais/français dans Hostos Review en 2021, et recueilli dans le volume Retour à la parole sauvage, à paraître très prochainement aux éditions lundimatin.